EN ATTENDANT LES LIONS

« Naître quelque part n’est-il qu’un coup du sort, un hasard favor­able pour cer­tains et déplorable pour d’autres ? Biologique­ment, nous sommes un pro­duit, le résul­tat d’un croise­ment chro­mo­somique entre des géni­teurs par­ti­c­uliers dis­posant de car­ac­téris­tiques pro­pres. Nous appartenons d’abord à cette spé­ci­ficité. Et nous nous inscrivons ainsi dans une his­toire dis­tincte et sig­ni­fica­tive dont nous sommes d’entrée trib­u­taires. De fait, l’homme résulte du bras­sage géné­tique mené par ce que l’on pour­rait nom­mer les caprices de l’hérédité. Si, dans la folle course vers l’ovule, l’un des sper­ma­to­zoïdes l’emporte sur les quelque cen­taines de mil­lions d’autres pour se réaliser en une exis­tence par­ti­c­ulière, tous por­taient vraisem­blable­ment la poten­tial­ité d’un être orig­i­nal, sin­gulier, dis­tinct. Quand, à con­sid­érer la vie d’un point de vue observ­able dans la logique de son évolu­tion factuelle, il nous sem­ble nor­mal de vivre la sit­u­a­tion telle qu’elle se présente, à la mesurer à l’aune des innom­brables étapes qui se sont enchaînées au cours des temps, il appa­raît infin­i­ment prodigieux d’être ce que l’on est, ici et main­tenant. Que ceci ait été pro­duit par cela est un fait ; que cela ait pro­duit ceci n’était que poten­tial­ité. On ne peut jamais expli­quer qu’après coup la forme que pren­nent les choses. Qu’elles soient ainsi était, a pri­ori, large­ment incer­tain. L’actuel n’est que la matéri­al­i­sa­tion d’un pos­si­ble. La réal­ité qui sem­ble être la nôtre aurait pu être tout autrement… ou ne pas être du tout. A moins de croire que quelque mou­ve­ment téléologique ait pu peser sur le monde des prob­a­bil­ités ou encore d’accepter que ce qui est arrivé comme ce qui n’est pas arrivé appar­tient à une même néces­sité immuable, il faut con­venir que ce qui nous con­stitue nous échappe large­ment. L’enchaînement des formes relève mys­térieuse­ment d’un con­di­tion­nel instruit par on ne sait quelles cir­con­stances. Si les change­ments se pro­duisent suiv­ant la loi de la cause à l’effet, l’effet, à bien y regarder, n’est qu’un avatar échu d’un poten­tiel infini de pos­si­bil­ités livrées à la prov­i­dence. Il n’y a pas de rai­son pure. Il n’y a pos­si­ble­ment pas de rai­son du tout. Seule­ment une his­toire que l’homme se raconte pour se ras­surer, un fan­tasme intel­lectuel qui voudrait nous faire croire que l’évolution se développe de façon cohérente et vertueuse vers un but. Or, on se rend bien compte qu’il n’y a pas plus de pro­gres­sion unique de l’humanité que de direc­tion com­mune aux dif­férentes cul­tures. Fatale­ment, le chaos, un jour, rebat les cartes. » 

J’en étais à ce point de mes con­sid­éra­tions tan­dis que le jour décrois­sait peu à peu sur la savane. Bien­tôt vien­dra le cré­pus­cule, l’heure où, comme on le sait, les lions vien­nent boire… Mais il n’y a pas de nor­mal­ité dans le monde sauvage, pas de rai­son, pas de pourquoi. Chaque com­porte­ment relève de l’hypothèse. Tout y sem­ble aléa­toire, étrange et sur­prenant. Impos­si­ble de déduire des règles strictes et immuables —comme en réclame l’humain— sur ce qui motive et con­duit les ani­maux à agir de telle ou telle façon. Même si l’on peut miser sur des prob­a­bil­ités, tout ne repose que sur des con­jec­tures. Il s’agit ainsi d’abandonner d’emblée les inten­tions pré­conçues, les attentes cir­con­stan­ciées et les idées toutes faites pour accueil­lir le spec­ta­cle tel qu’il peut se présen­ter sur le moment, tan­tôt réjouis­sant, tan­tôt déce­vant, sans chercher à vouloir le soumet­tre aux caprices de la volonté, tout en lais­sant libre cours à nos fac­ultés d’émerveillement. La nature d’ici n’est pas de celle des jardins à la française qui se plie à nos dis­po­si­tions et se range à nos désirs. Il s’agit moins de la soumet­tre à notre volonté que de l’apprendre hum­ble­ment, patiem­ment, résol­u­ment. A l’accepter ! Cela fait longtemps que je suis sur place, assis dans mon véhicule tout ter­rain der­rière mes appareils photo, à atten­dre… Atten­dre quoi exacte­ment ? Que quelque chose survi­enne. C’est ça le sauvage, une quié­tude absolue proche de l’engourdissement et puis soudain, sans que rien ne le laisse présager, l’impromptu sur­git… qu’il faut —comme pho­tographe— savoir capter ! Cela exige de rester vig­i­lent, éveillé, sur le qui-vive. Aussi, pour patien­ter, je regarde les arbres, je scrute les herbes, j’observe les nuages… jusqu’à ce qu’insensiblement ma pen­sée, réfrac­taire aux con­tin­gences, dérape et s’envole vers des con­sid­éra­tions para­doxales qui —entre réminis­cences et spécu­la­tions— dépassent de beau­coup mes com­pé­tences mais ignorent superbe­ment les légitim­ités. Car, seul dans la savane immense, décon­necté des règles et des normes, sans avoir à ren­dre de compte, l’entendement change d’allure. L’esprit se laisse aller à de drôles d’idées. L’intelligence fantasme.

« De prime abord, l’humain s’inscrit dans l’espèce des ani­maux voraces. Naît pri­mate (du genre homo, de l’espèce sapi­ens), l’individu se fait ­ — plus ou moins— Homme selon les occur­rences. La total­ité du réel est comme un organ­isme vivant et diversifié. Je sais ce que le philosophe Johann von Herder dis­ait à ce pro­pos. Chaque époque, chaque civil­i­sa­tion, chaque société, chaque créa­ture a son bon­heur pro­pre, sa valeur pro­pre, sa final­ité pro­pre. Chaque temps porte en lui son cen­tre de félic­ité. Ten­ter de réduire l’homme à une unique valeur relèverait au mieux de l’utopie, au pire de la tyran­nie. Avec le fatal risque —l’histoire ne manque pas d‘exemples— d’engendrer de mon­strueux mas­sacres, de la ter­reur au géno­cide. Une diver­sité illim­itée de mod­èles égale­ment légitimes devrait idéale­ment pou­voir coïn­cider à l’intérieur de l’humanité. Il faudrait alors con­venir que l’universalité ne repose pas sur des référents caté­goriels mais sur des sen­si­bil­ités fon­da­men­tales ; que la val­ori­sa­tion du soi ne réside pas sur une fac­ulté hégé­monique de dom­i­na­tion mais plutôt dans le désir coopératif de partage ; que l’optimisme se trouve, non dans un pro­grès utopique de l’histoire, mais dans le gout de l’individuel présent ; que l’intelligence se situe, non dans la sécher­esse d’une rai­son dog­ma­tique, mais dans la sin­gu­lar­ité poly­chromique du psy­chisme humain. Par ce posi­tion­nement phénoméniste qui rejette les a pri­ori chimériques au profit de l’expérience sen­si­ble, Herder s’inscrit dans la lignée des penseurs empiristes anglo-saxons, Locke, Berke­ley, Hume… loin­tains héri­tiers de Pro­tago­ras qui, 500 ans av JC, soutenait que toute réal­ité se réduit au sen­si­ble, seul objet d’expérience pos­si­ble. Con­sid­érant la matière fluc­tu­ante et mobile, le maître de rhé­torique avait déjà, en son temps, con­clu à la vari­abil­ité humaine. Il assur­ait que tout est relatif à l’instant. Mais si l’épopée dont nous sommes les reje­tons est con­tin­gente et incer­taine, elle est aussi unique et prodigieuse. Com­ment imag­iner, sans être saisi d’un incom­men­su­rable ver­tige, qu’aucun croise­ment gamète femelle/gamète male n’ait jamais donné un même résul­tat depuis que l’homme est homme, qu’aucune forme d’existence ne se soit repro­duite exacte­ment à l’identique depuis que la cel­lule ait inven­tée la repro­duc­tion sex­uée? Et la vie est là, depuis un mil­liard cinq cent mille années, com­plexe, imprévis­i­ble, prodigieuse… dévelop­pant, organ­isant et sophis­ti­quant ses com­bi­naisons à l’infini. Sure­ment qu’un biol­o­giste trou­verait cet éton­nement prob­a­biliste puéril en regard des proces­sus neu­ronaux de chimio-attraction, ou qu’un religieux le sanc­tion­nerait au nom d’une toute puis­sance imma­nente et inaltérable mais, pour moi, obser­va­teur pro­fane, voyageur igno­rant, cela sem­ble tout bon­nement stupé­fi­ant. Nous vivons dans le mir­a­cle per­manant et ne nous en éton­nons pour­tant plus. »

Ce sont sûre­ment ces réflex­ions approx­i­ma­tives, mono­logues baro­ques, médi­ta­tions ban­cales, que je retiens au hasard des sup­ports qui me tombent sous la main qui ren­dent sup­port­able, par­fois jubi­la­toire, la fatale las­si­tude qui, à un moment, ne man­querait pas de se dégager des inter­minables attentes qu’impose la cap­ta­tion du monde sauvage. Tout —à la longue— finit ainsi par se con­fon­dre, pen­sée et vision, mémoire et sen­sa­tion, présence et illu­sion, en une nébu­losité con­tin­gente proche de l’envoutement. Flot­te­ment hyp­no­tique où vien­nent s’immiscer d’ordinaires excep­tions : l’apparition d’un oiseau, le pas­sage d’un coléop­tère, le sur­gisse­ment d’un rep­tile, le mou­ve­ment d’une plante, la pos­ture d’un arbre. Toutes ces choses qui s’offrent à l’attention tan­dis que l’idée va libre­ment son cours vers des hori­zons indé­cis. Elle vagabonde comme un papil­lon sur un champ de fleurs, rebondis­sant de ques­tion­nement en ques­tion­nement selon les vents por­teurs. Par­fois la rêverie l’accapare longtemps, par­fois le réel la sabre bru­tale­ment. Un vervet, singe vert, lance un cri d’alarme. Les impalas qui s’étaient approchés de la mare relèvent la tête. Je les vois nerveux. Leur manège indé­cis retient un temps mon atten­tion. Les tourterelles se posent, boivent furtive­ment, s’envolent et revi­en­nent dans un bruit d’ailes frois­sées. Et tout rede­vient étrange­ment pais­i­ble comme figé. Le soleil bas pro­jette loin les ombres. La lumière va bien­tôt bas­culer dans un monde qui ne m’évaluera plus. Toutes les images accu­mulées depuis la nuit des temps dans les méan­dres de la mémoire, en une sorte d’inconscient col­lec­tif, resur­gis­sent alors en phan­tasmes au gré de ce moment par­ti­c­ulier farci d’évocations, de pro­jec­tions, de mys­ti­fi­ca­tions… qui pousse l’absent au présent. Émotion cré­pus­cu­laire qui sem­ble mys­térieuse­ment inciter les ani­maux —par­ti­c­ulière­ment les pri­mates— à se tourner rit­uelle­ment vers le soleil couchant ! Aussi plongé dans la nature vespérale toute vibrante de sim­u­lacres, tan­dis que le jour va s’éteindre, qu’il nous échappe, monte comme un appel au sec­ours, le désir de pour­suivre, de pro­longer l’extravagant priv­ilège de se sen­tir exister.

« Tour­nant le dos à son his­toire naturelle, l’homme mod­erne a voulu s’émanciper. Se récla­mant human­iste, il a dit ne pas être tout hérédi­taire­ment. Fort de cette pré­ten­tion, il a cru pou­voir se déclarer respon­s­able de son iden­tité indi­vidu­elle. D’héritier, il s’est affirmé fon­da­teur. Maître de son des­tin. Pous­sant aujourd’hui l’exigence jusqu’à vouloir imposer ses ambi­tions à l’ensemble des forces orig­inelles. Pour­tant, même au plus haut degré de son éman­ci­pa­tion d’avec la nature, l’homme sent bien qu’au pro­fond, c’est elle qui le mène, elle qui le domine, elle qui le dépasse, elle qui le défait dans tout ce qu’il peut vivre de pul­sions, d’affections, de défi­ciences et finale­ment de dégra­da­tion. L’autonomie que revendique l’humain est —à enten­dre l’éthologue Kon­rad Lorenz— orig­inelle­ment soumise au proces­sus de développe­ment biologique fon­da­men­tal dit de la néoténie. Selon ce principe, l’homme arriverait au monde pré­maturé et inachevé. Indéfini en quelque sorte. Fasci­nante par­tic­u­lar­ité bio­tique qui entraîn­erait l’inaptitude que le nour­ris­son présente dans sa longue dépen­dance vis-à-vis des adultes et favoris­erait par ailleurs l’extraordinaire plas­tic­ité de son organ­isme qui fera son adapt­abil­ité, son autonomie, son iden­tité… et, au bout du compte, toute la cul­ture et toute la société. D’où la place par­ti­c­ulière que l’homme occupe dans l’histoire de l’évolution par le besoin qu’il a de se réap­pro­prier le monde par la parole, l’intellect, la tech­nique… On ne naît pas Homme, on le devient ! Con­fir­mant cette lumineuse intu­ition ini­tiale­ment lancée par l’impertinent chanoine Erasme, le non moins impu­dent Pic de La Miran­dole déclare que la nature de l’homme ne con­tient rien sinon la capac­ité de s’inventer, s’autorisant à faire ainsi par­ler celui qu’il nomme le par­fait ouvrier : Si nous ne t’avons donné, Adam, ni une place déter­minée, ni un aspect qui te soit pro­pre, ni aucun don par­ti­c­ulier, c’est afin que la place, l’aspect, les dons que toi-même aurais souhaités, tu les ais et les pos­sèdes selon ton vœu, à ton idée […] C’est ton pro­pre juge­ment, auquel je t’ai con­fié, qui te per­me­t­tra de définir ta nature… Mais quelle est cette iden­tité sin­gulière que je pré­tends pos­séder ? Où loge ce moi dont je me réclame ? Qui est ce je qui s’exprime par moi ? Ques­tion­nement plein d’embarras qui, depuis 3 000 ans, occupe les nuits et les jours des plus géni­aux penseurs occi­den­taux… sans qu’aucun d’entre eux n’ait jamais pu lui apporter de réponse défini­tive. Sûre­ment parce que ce moi est pro­téi­forme —tel que le conçoit Freud— ou chao­tique —comme l’entend Hume ! Qu’il oscille, la vie durant, entre des courants hérédi­taires (instinc­tifs) et des courants cul­turels (réfléchis), pas­sant des uns aux autres selon les fluc­tu­a­tions inex­tri­ca­bles du milieu. Et si, pour un moment emporté, grisé par ses pro­pres créa­tions, ses pro­pres for­tunes, ses pro­pres van­ités… l’homme, tel qu’il appa­raît à l’acmé de son âge, raille les paroles de l’Ecclésiaste, la nature se charge de lui en rap­peler la per­ti­nence déci­sive. Car, tout comme elle eut le pre­mier mot, c’est bien à elle, qu’en défini­tive, revient man­i­feste­ment le dernier. Inéluctable­ment, elle nous absorbe et nous recon­di­tionne, nous dis­perse et nous recy­cle dans sa tour­mente insond­able. Resti­tu­ant sous d’autres formes (vis­i­bles ou invis­i­bles) les com­posants qui furent nôtres et aux­quels la con­science a pour un moment prêté con­sis­tance. Bras­sage cat­a­clysmique dont le ciel noc­turne sem­ble porter le mystère. »

Tan­dis qu’elle se referme sur l’espace ter­restre, la nuit africaine s’ouvre sur un univers plus grandiose et insond­able qui —à défaut de l’appréhender— sem­ble fer­tiliser la pen­sée. Entre Orion et Scor­pion, le ciel nous adresse des signes indis­tincts et mag­nifiques que les hommes ont, depuis tou­jours, tenté de com­pren­dre et qui nous échap­pent encore. Le ciel sem­ble nous défier ! Et aucune sci­ence —à en croire les astro­physi­ciens eux-mêmes— ne pourra jamais venir à bout de son mys­tère ahuris­sant. L’homme est con­damné à l’ignorance. Tan­dis qu’il se mon­tre si serein et apaisant, sage comme une image, presque sta­tion­naire, le ciel est mou­ve­ment. C’est —nous dit-on— un espace de fuite et de furie encom­bré de mil­liers de mil­liards de soleils regroupés en mil­liers de mil­liards de galax­ies inter­ac­tives qui s’entrechoquent et se dévorent les unes les autres. Enseigne­ment ahuris­sant qui per­cute l’entendement à la mesure de nos mod­estes fac­ultés cog­ni­tives. Pour le microbe comme pour l’étoile, la loi naturelle issue du bing bang serait la même dans tout le cos­mos. Ce qui est en Haut est comme ce qui est en Bas ; ce qui est en Bas est comme ce qui est en Haut, dis­ent les anciens gri­moires alchim­iques. Haut et Bas à la fois s’opposent et se répon­dent. Quand, sous l’impulsion du ver­tig­ineux déploiement stel­laire qui s’agite au-dessus de nos têtes, une exal­ta­tion qua­si­ment méta­physique se saisit de la pen­sée, pourrait-on con­venir qu’en ques­tion­nant le mys­tère dans ses expres­sions les plus pro­fondes on pour­rait com­pren­dre l’étoile ? Faudrait-il descen­dre très bas pour trou­ver un accès au très haut ? Posée des métrop­o­les où les lumières arti­fi­cielles piè­gent celles du ciel dans un halo d’indifférence et de suff­i­sance béates, la ques­tion sem­ble déplacée. Mais ici, plongé dans les pro­fondeurs obscures forte­ment imprégnées d’étrangeté, le sur­na­turel s’impose naturelle­ment. C’est du moins ce dont s’empare ma pen­sée tan­dis que, roulant vers le camp, les phares du véhicule révè­lent dans leurs fais­ceaux une sub­stance vibrante d’êtres micro­scopiques, médi­atrice entre le cor­pus­cu­laire et le con­stel­laire. De l’invisible au vis­i­ble, de l’absent au présent, du fam­i­lier au sin­gulier, de l’inoffensif au red­outé, l’imagination a vite fait de déraper dans l’énigme et la con­fu­sion. Enfant hasardeux du cos­mos, je flotte dans la nuit où se mêlent et se con­fondent l’attention, le songe et l’hallucination. Au mys­tère infini des orig­ines de l’univers s’attache le mys­tère ren­ver­sant de l’existence.

« La con­science échappe aux capac­ités explica­tives des sci­ences du savoir, comme elle échappe aux algo­rithmes les plus sophis­tiqués, comme elle échappe aux philoso­phies les plus éclairées. Doit-on la réduire à une sim­ple prob­lé­ma­tique physique dont le secret teindrait dans le mil­lion de mil­liard de con­nex­ions nerveuses logées dans notre cerveau (100 mil­liards de neu­rones com­prenant cha­cun au bas mot 10 000 synapses) ou peut-on la voir comme une propo­si­tion extra-organique tran­scen­dante échap­pant à toute con­nais­sance empirique ? Doit-on se fier à Descartes plutôt qu’à Pas­cal, suivre Quine plus que Shel­drake ? J’avais, lors d’une étude sur le chaman­isme, inter­rogé là-dessus un prati­cien retiré sur les hauts plateaux mon­gols qui, après un long silence, me répon­dit laconique­ment : je suis comme un poste de télévi­sion, un récep­teur de l’invisible. Le cerveau serait —à le suivre— comme une sorte de ter­mi­nal qui opèr­erait l’interface entre l’immatérialité et la matéri­al­ité. C’est ce à quoi croy­aient les anciens astronomes, évoquant l’esprit astral ou l’esprit sidérique. C’est ce que défend la médecine tra­di­tion­nelle chi­noise. C’est ce que sou­tient le canon boud­dhique. Cela flatte notre désir d’émerveillement, encour­age notre aspi­ra­tion à nous vouloir autre chose qu’un sim­ple dis­posi­tif biologique ! Mais, qu’il soit sci­en­tifique­ment expéri­men­tal ou pure­ment métem­pirique, le prob­lème de la con­science reste entier et d’autant plus com­plexe qu’il sem­ble lié à une pure pro­jec­tion. Curieuse­ment, on ne peut l’appréhender dans son instan­ta­néité. La con­science sem­ble tou­jours en retard sur le vécu. Une cer­taine dis­tance nous sépare inex­orable­ment de l’instant comme si l’existence ne pou­vait être chaque fois saisie qu’après coup, qu’elle ne saurait être qu’une ex-istence (une pos­ture d’avant). Ainsi, le présent sem­ble hors de portée. Peut-être n’existe-t-il pas vrai­ment ! N’est-il qu’une vue de l’esprit ? Divis­i­ble à l’infini, il nous échappe per­pétuelle­ment. Il se rapetisse au fur et à mesure qu’on cherche à le délim­iter. Est-il dix­ième, cen­tième ou mil­lième de sec­onde ? Que pourrait-il être d’autre qu’une sim­ple spécu­la­tion ? L’ici et main­tenant est lié à la seule con­science de l’instant découpé dans l’extension. L’idée des choses ne peut man­i­feste­ment venir qu’après la réal­ité des choses. L’immédiateté ne sem­ble sai­siss­able qu’à tra­vers ses empreintes de la même manière que les sceaux récla­ment le papier pour être lus si bien qu’il ne paraît jamais pos­si­ble d’en capter que des impres­sions. Entre le fait organique et le fait intel­lectuel, entre l’être réel et l’être pensé, s’exerce une atem­po­ral­ité comme une sus­pen­sion ou plus exacte­ment une incu­ba­tion. Espace incom­men­su­rable qui sem­ble échap­per aux lois clas­siques de la physique où sem­blent s’échauffer les fer­ments de l’imaginaire pour­voyeurs de poésie et d’inventivité dont naîtront les formes essen­tielles de l’esprit artis­tique. Ce n’est qu’après… quand la réflex­ion prend le pas sur la diva­ga­tion, quand la rai­son s’impose à la fan­taisie, quand l’indécis se fige en croy­ances que s’opère le grand trav­es­tisse­ment des possibles. »

A force de déam­buler, soli­taire, suiv­ant le seul souci du moment, tan­tôt saisi par l’image tan­tôt capté par le mot, j’en étais venu à ne plus faire de dif­férence bien nette entre la vie rêvée et la vie réelle. Qu’elle soit vraie ou affab­ulée, l’image, pensais-je —me remé­morant les dessins ani­més qui m’avaient ému enfant — , pro­duit les mêmes résul­tats. On pleure et rit sur elle comme sur le vivant. Seule sem­ble compter la représen­ta­tion. Seul vaut le sym­bole. On vénère les stat­ues, les totems, les icônes… Aussi les arbres, les plantes et les sources… Tous déclenchent des pul­sions révéla­tri­ces d’affects qui, dépas­sant notre enten­de­ment, ren­seignent sur notre nature la plus pro­fonde. Celle qui pointe dans le silence, dans la soli­tude, dans l’abandon et dans la nuit. Je stoppe le véhicule. Tout est noir et silen­cieux. Je perçois la res­pi­ra­tion étouf­fée de la forêt qui peu à peu m’imprègne et m’entraîne dans un univers tou­jours plus obscur, au cœur des ténèbres. L’élimination de la magie en tant que tech­nique de con­nais­sance a écarté la croy­ance en l’invisible. La nature en a perdu son âme, l’homme une part d’enchantement. Le développe­ment des monothéismes, des philoso­phies et des sci­ences a ridi­culisé les anci­ennes théories ani­mistes qui voy­aient en tout l’esprit et accor­daient du respect à la moin­dre forme de vie. Nous avons érigé notre fic­tion à hau­teur d’un absolu. Il s’en faut por­tant de peu pour que ressur­gisse la fas­ci­na­tion des pre­miers âges. Un moin­dre bruisse­ment, un loin­tain feule­ment, un léger chuin­te­ment suff­isent pour que la rai­son s’effraie et que le prag­ma­tisme cède à la diva­ga­tion. Tout de cette obscu­rité glou­tonne qui anesthésie les corps pour mieux agiter les pen­sées pousse l’inquiétude à pro­duire, de feuilles, de lianes et de branches, des images démo­ni­aques qui ont tôt fait de plonger les sens dans la con­fu­sion jouis­sive de l’effroi. L’observation de la faune noc­turne répond à l’interaction du dévoilé et du caché selon la loi de la prob­a­bil­ité. Beau­coup d’animaux sont rares ou crain­tifs. Quelque uns, tels que le pro­tèle, le pan­golin, le ratel…, vivant dans le grand secret de la nuit noire, échap­pent même à toute obser­va­tion. Mais la vie sauvage n’est jamais totale­ment absente. Un ser­val, une genette ou une pan­thère, pré­da­teurs de l’ombre, peu­vent, à tout instant, sur­gir sous le pro­jecteur que je bran­dis tout en pour­suiv­ant ma route. Mais ce sont plus fréquem­ment les yeux d’un galago, ce touchant petit être au regard d’extra-terrestre que les anglais ont plaisam­ment nommé bush-baby, qui s’inscrivent dans mon fais­ceau de lumière rouge. Et c’est comme revenu d’une immer­sion love­crafti­enne que trou­blé, comme dis­qual­i­fié par une force clan­des­tine qui m’arrache au monde, je reprends ma route chao­tique vers le campement.

« Tout, en fin de compte, tient dans l’interprétation des égare­ments. Mais qu’est-ce qui fait que nous nous rangeons à une idée plutôt qu’à une autre, que nous nous enfer­mons dans des stéréo­types, que nous nous soumet­tons à des modes ? Une théorie, soutenue par les chercheurs anglo-saxons Daniel Den­nett, Richard Dawkins et Susan Black­more, pos­tule que des éléments de cul­ture —qu’ils nom­ment con­ven­tion­nelle­ment mèmes— se copieraient spon­tané­ment de cerveau en cerveau, spé­ci­fique­ment à tra­vers l’imitation, pour con­train­dre nos com­porte­ments, nos habi­tudes et nos croy­ances. Qu’importe le terme employé pour syn­thé­tiser ces éléments de spécu­la­tion épidémiques. Indif­férem­ment, nous pour­rions nous amuser à penser qu’un biol­o­giste puisse les nom­mer répli­ca­teurs ; un médecin, con­ta­gions ; un lin­guiste, analo­gies ; un chercheur, virus, un pho­tographe, con­tre­types… qu’il n’en résul­terait pas moins que nous nous tenons générale­ment dans des pos­tures dont les ten­ants échap­pent à notre libre arbi­tre voire à notre con­science. Nous absorbons en per­ma­nence des éléments de pen­sée qui au-delà de toute réflex­ion mar­quent nos com­porte­ments et déter­mi­nent nos réac­tions. Nous vivons sous influ­ences ! C’est ainsi que les fic­tions devi­en­nent des réal­ités à force d’être réac­tivées. C’est ainsi que l’accoutumance fait croire à l’existence d’un monde sta­ble. C’est ainsi que le dis­sem­blable s’affirme sem­blable. C’est ainsi que se con­stru­isent les idéolo­gies. Sur l’absence de dis­cerne­ment. Mieux qu’un messie, il faudrait un Socrate pour nous faire ques­tion­ner sans cesse sur la per­ti­nence de nos con­tra­dic­tions et en fin de compte de notre pro­fonde igno­rance ou encore un Epi­cure pour nous enseigner le bon­heur pais­i­ble du désen­gage­ment par l’observation détachée des choses. Depuis tou­jours, nom­bre d’admirables et vertueux penseurs ont cher­ché à cerner la Vérité en ten­tant d’apporter aux choses des réponses défini­tives. Cir­con­spects par tem­péra­ment, péremp­toires par dis­po­si­tion, ren­frognés par fatal­ité, ils ont surtout réussi à cor­rompre les désirs naturels d’émerveillement par des excès d’exigence intel­lectuelle. Trou­vant essen­tielle­ment dans leur quête idéologique de quoi étancher leur désar­roi exis­ten­tiel —ce qui n’est déjà pas si mal— plutôt que d’ouvrir leur regard sur le monde. Car aucune idée, même la plus dés­in­téressée, même la plus pure, même la plus généreuse, même la plus élaborée, même la plus per­ti­nente, même la plus séduisante, n’est unanime­ment accept­able. Ce qui fait dire au physi­cien Werner Heisen­berg (cofon­da­teur de la mécanique quan­tique) que le con­traire d’une vérité pro­fonde peut être une autre vérité pro­fonde ! Ainsi aver­tis des pièges de la pen­sée et des chausse-trappes de la cer­ti­tude, il faudrait admet­tre qu’il ne peut y avoir de des­sein suprême ni d’aboutissement final acces­si­bles à l’entendement. Et si le but visé est l’affranchissement —échap­per à toute total­i­sa­tion, comme on veut le sup­poser — , rien n’égalera jamais le sim­ple principe qu’enseignait Mon­taigne : Penser par soi-même, c’est d’abord se délivrer de tous les mots d’ordre. C’est ainsi accepter l’incertain, le relatif, le for­tuit, l’ouvert. »

Le bio­ry­thme de la savane s’accorde à la course du soleil. Les heures que l’on conçoit com­muné­ment égales, pren­nent ici des durées dif­férentes. Elles sem­blent s’étirer sous la chaleur du jour, se con­denser aux heures cré­pus­cu­laires pour, avec la nuit, som­brer dans l’intemporalité. Plus ou moins riches, plus ou moins har­monieuses, plus ou moins exci­tantes, elles se goû­tent dif­férem­ment selon le moment… se calent sur l’horloge men­tale. Com­bien de temps mon tête-à-tête avec les ombres de la nuit avait-il duré ? Je ne saurais le dire. Rien sous la lune grise ne sem­ble avoir fon­da­men­tale­ment changé. Tout sem­ble même s’être curieuse­ment immo­bil­isé comme si jamais plus le monde ne devait s’arracher aux ténèbres. Ce n’est qu’en approchant du campe­ment tout auréolé de lam­pes à pét­role, que je renoue finale­ment avec le sens com­mun. Bien vite après avoir déposé mon matériel pho­tographique, je rejoins l’abri de toile où le repas est servi. Ni télévi­sion, ni télé­phone, ni com­puter ne vien­nent s’interposer dans les rela­tions humaines et les péripéties du jour pren­nent vite des dimen­sions homériques ajustées à la con­som­ma­tion de brandy ou d’amarula. Et c’est l’esprit léger qu’après m’être attardé quelque temps auprès d’un feu de bois, je me dirige vers mon refuge noc­turne. La lune est déjà haute. Si peu encom­bre ma pen­sée. Détaché des sol­lic­i­ta­tions et des inquié­tudes, l’isolement sem­ble une richesse, l’espace un luxe. Seule­ment con­scient de respirer, de marcher, d’entendre, de percevoir… et d’en tirer sat­is­fac­tion, je verse dans une euphorie stu­pide et déli­cieuse. Sim­ple­ment réjoui de me sen­tir en vie, présent au monde. État quasi sophrologique où le con­scient et l’inconscient se rejoignent et s’échauffent. Ces moments sans masque pré­ten­du­ment per­dus peu­vent s’avérer plus féconds que les exi­gences de résul­tats que réclame notre mode tra­di­tion­nel de fonc­tion­nement. La clarté solaire de la lune ronde couche l’ombre des arbres sur le chemin dessi­nant des vides et des pleins si mar­qués que je m’imagine enjam­ber des précipices. Je me laisse gag­ner par une gaité enfan­tine et comme par jeu accom­pa­gne chaque foulée d’onomatopées, dis­putant aux hyènes et aux oiseaux noc­turnes le silence de la nuit. Ainsi je vais, sec­oué d’éclats de voix nerveux —et légère­ment alcoolisés— sur le chemin noir jusqu’à mon lit. Et à l’abri sous la mous­ti­quaire, tan­dis que mon regard se perd dans l’espace incom­men­su­rable du ciel, mes pen­sées vont et vien­nent un moment, entre pros­tra­tion et exal­ta­tion, avant de bas­culer dans le dédale insond­able d’une rêverie incertaine.

« Qui nierait qu’il y a des mil­liards de façons de percevoir le monde, un monde en per­pétuel change­ment ? Le réel ne cesse de se démul­ti­plier à tra­vers un fais­ceau de con­sid­éra­tions analogiques. A cha­cun de se faire une idée de l’ordre des choses. On peut observer les hommes, rire de leurs sot­tises ou en avoir pitié, mais il faut les laisser libres de suivre leur chemin, défend Her­man Hesse. Enten­dre la voix qui mur­mure en soi, ce daï­mon qui nous inspire en secret —comme le con­ce­vait Socrate — , ce dieu qui vit sous notre argile char­nelle —comme l’imageait Rim­baud — , implique qu’on se défasse des adhérences, des obéis­sances, des con­formismes… pour que la con­science, allégée des vielles idéolo­gies et des pesan­teurs iniques, puisse s’élever à notre pro­pre enten­de­ment. Cette fig­ure démonique, avatar d’une nature indocile, appa­raît comme une représen­ta­tion fluc­tu­ante, bal­ançant entre les choses dans une grande insta­bil­ité et une belle illu­sion, glis­sant selon l’humeur du moment d’un pôle à l’autre du tem­péra­ment au gré des per­cep­tions et des sen­ti­ments. Ainsi, il faut admet­tre que cet esprit qui parle à notre con­science hési­tante soit indis­tinct, incon­stant, indé­cis, insta­ble… et que, tel quel, il puisse rabat­tre notre suff­i­sance égotique en s’inscrivant dans une ambigüité fon­da­trice comme si une incli­nai­son, dépas­sant notre enten­de­ment, se jouait de notre pré­ten­tion. Car si cha­cun de nos actes crée l’homme que nous voulons être, nous sommes aussi par nos échecs et nos décep­tions et même par ce que nous n’avons pas vécu dans nos rêves et notre indéter­mi­na­tion. Le pro­pre­ment humain ne réside pas dans l’accomplissement mais tout au con­traire dans un inac­com­plisse­ment essen­tiel, pro­fesse Toc­queville. Il sem­ble que le déploiement de nos capac­ités créa­tives ne soit jamais aussi per­for­mant que dans les voies les plus incer­taines, les plus tortueuses, les plus hési­tantes, les plus hasardeuses, les plus impru­dentes… Com­muné­ment, nous cher­chons dans la logique et la rhé­torique ce que seul l’exercice joyeux du vécu peut apporter. Se pourrait-il que Dieu —pour autant qu’il soit— se man­i­feste essen­tielle­ment dans la pro­duc­tion de nos œuvres les plus incon­sid­érées, celles qui dépassent notre enten­de­ment, celles qui en défini­tive relèvent du génie ? Se pourrait-il que le moi —pour autant qu’il existe— ne puisse être saisi qu’au hasard d’états de con­science dis­parates et fugaces exprimés dans nos inter­ac­tions ? Si le divin se man­i­feste ainsi de préférence dans l’impromptu, le for­tuit, l’inespéré, le mirac­uleux…, dans ce qui, en con­séquence, est hors du com­mun, hors de l’ordre établi, hors du con­ven­tion­nel, le religieux, ten­ant du dog­ma­tisme et de l’intransigeance, appa­raî­trait alors claire­ment, par son immo­bil­isme, tout bon­nement impro­pre à pénétrer une activ­ité divine sans cesse en mouvement. »

La nuit est passée, far­cie du chant des grenouilles et de la jérémi­ade des singes. Bien­tôt les oiseaux com­menceront à se man­i­fester. Je les imag­ine, agrip­pés aux mopanes et aux baob­abs tan­dis que les pre­mières lueurs mati­nales estom­pent les étoiles. Plus tard je ten­terai de met­tre un nom sur leurs chants, d’arracher un peu de mys­tère à la brousse africaine. Les mer­les métalliques, com­muné­ment nom­més étourneaux africains, sont aisé­ment recon­naiss­ables à leur sif­fle­ment moqueur et stri­dent jusqu’à en être irri­tant. Les rol­liers dits à longs brins pos­sè­dent tout un éven­tail d’appels sonores dif­fi­cile­ment iden­ti­fi­ables qu’ils lan­cent pour abuser l’importun ou mar­quer leur ter­ri­toire. Qui sait ? Les alou­ettes à nuque rousse sont de remar­quables chanteuses. Elles répè­tent inlass­able­ment des phrases musi­cales sur qua­tre ou cinq notes dans lesquelles les Anglo-Saxons —lead­ers incom­pa­ra­bles du bird watch­ing au point de faire chanter les oiseaux en leur langue — , croient recon­naître des hope-you-can-see-me. Les gré­gaires cratéropodes fléchés sont d’excellents cho­ristes et repren­nent crescendo des chants sac­cadés. Les bul­buls à œil noir sont de grands bavards. Ils vivent égale­ment en groupes dans les sous-bois. Ils utilisent de nom­breuses expres­sions mélodieuses parmi lesquelles les obser­va­teurs anglo­phones ont sur­pris des wait-a-bit, des come-back-to-Calcutta ou encore des jwe, jwe, jwe. Les grives de Heuglin sont des musi­ci­ennes accom­plies. Leur chant ne se lim­ite pas à des angli­cismes tels que think-of-it qu’elles lan­cent selon les péri­odes sur dif­férents tons. Elles savent aussi sif­fler, jazzer et chanter en alter­nant vari­a­tions, mod­u­la­tions et accéléra­tions. Les fau­vettes ou agro­bates à dos roux, excel­lentes chanteuses elles-aussi, se livrent dès le matin à des con­cours de longs gazouille­ments répéti­tifs entre­coupés de cli­quet­te­ments stri­dents. Par leurs chants, soli­taires ou gré­gaires, les oiseaux enchantent le monde. Ils sem­blent peser sur l’écoulement du temps, déformer en quelque sorte la per­cep­tion du moment en pro­ro­geant l’instant dans la répétition.

« L’homme est homme parce qu’il ambi­tionne à s’inventer. Sans cesse, il se redéfinit. C’est dire que ce n’est pas l’intelligence qui fait la créa­tion, mais de la créa­tion que provient l’intelligence. Les neu­ro­sciences ont démon­tré la pri­or­ité chronologique et ontologique de l’intuition sur le raison­nement, de l’impression sur l’idée, du signe sur le verbe. Les artistes con­nais­sent bien cet état flot­tant de récep­tiv­ité où, tout à la fois par­faite­ment présents et com­plète­ment absents, ils ressen­tent con­fusé­ment l’impression de coïn­cider avec leur pro­duc­tion, d’être eux-mêmes l’objet créé. Con­nais­sance spon­tanée, sen­si­ble, indu­bitable que pro­duit l’inspiration. A la ques­tion pleine de sous-entendus posée par Franz von Baader : L’artiste comprend-il vrai­ment sa pro­pre idée avant d’avoir achevé son œuvre ? Johann Hamann répond claire­ment que l’artiste, au meilleur de son art, ne sait pas ce qu’il est train de faire. Il est un instru­ment à tra­vers lequel s’exprime un pou­voir qui dépasse sa rai­son. Seul le geste compte vrai­ment. Là est sans doute l’unique réponse. Les artistes se pro­jet­tent et se réalisent, dans un moment d’achèvement et d’harmonie où s’inscrit l’idée de sus­pen­sion et de pléni­tude, une apothéose de l’éphémère que Cio­ran voit comme ce qu’il y a de plus sain et de plus pur dans la vie. Con­va­incu que nos mou­ve­ments psy­chiques s’accomplissent dans quelque chose d’obscur voire d’insaisissable, d’inexprimable, d’inconscient, de mag­ique, l’étonnant Johann Hamann (qui fournira au roman­tisme ses pre­mières armes) s’exclame : Tout est révéla­tion ! Tout est mir­a­cle ! Nous cher­chons en tout du sens et nous ne trou­vons que des sem­blants, des spec­tres, des appari­tions. Peut-être parce qu’il n’y a juste­ment pas de réponse en dehors des apparences. C’est ce qu’assure, dans La cri­tique de la rai­son pure, l’étrange mon­sieur Kant —qui a si docte­ment raisonné sur l’homme sans avoir jamais quitté le clocher de son vil­lage natal. Nous ne con­nais­sons toutes les choses que nous ren­con­trons dans l’expérience que telles qu’elles nous appa­rais­sent. Nous ne pou­vons —dit-il— con­naître que des phénomènes ! Seules les représen­ta­tions que le sujet se fait des objets est réelle. Faudrait-il ainsi s’appliquer à croire sans y croire, vivre comme s’il y avait et comme s’il n’y avait pas ? Les réal­ités de l’existence ne peu­vent être appréhendées que de manière per­cep­tive, à tra­vers —sou­tient Jung— une sorte de vision en images des activ­ités de la vie. Ne pou­vant saisir les choses dans leur con­sis­tance, il nous faut les abor­der par leurs phy­s­ionomies. A moins d’admettre qu’il exis­terait quelque part une idée préex­is­tant à la lumière, quelque chose comme un ver­biage divin, un logos imma­nent dont tout découlerait, l’image appa­raît bien être l’élément fon­da­teur de toute pen­sée. L’esprit est entière­ment com­posé d’images, depuis la représen­ta­tion d’objets et d’événements jusqu’à leurs con­cepts cor­re­spon­dants et leurs tra­di­tions ver­bales, assure le pro­fesseur Anto­nio Dama­sio. L’image préex­iste à toute réal­ité. Elle est l’unité de base de l’esprit. »

Enc­los de frêles parois végé­tales, sous un grossier auvent de bran­chages, mon abri est peu con­fort­able et moyen­nement ras­sur­ant. Mais il est, par sa rus­tic­ité, prop­ice aux laisser-aller débrail­lés de la pen­sée. J’y suis comme au cœur d’un dream­catcher, cap­tant les idées hasardeuses, les images fugi­tives, les croy­ances for­tu­ites… qui sur­gis­sent de mes rêves, de mes lec­tures, de mes obser­va­tions. Seule une chi­cane d’épineux le sépare de la scène sauvage. Après avoir pris une douche trop froide et enfilé ma parka sur des habits de brousse encore humides (ça c’est désagréable !) me voici dans le 4 x 4 où m’attend mon ami Felix, a fuck­ing good tracker, si on peut dire. L’air est glacial. La nature est encore engour­die. Au petit matin, l’actualité de la brousse s’écrit sur le sable. Les traces lais­sées par les ani­maux sont mul­ti­ples et con­fuses. Attirés par la flo­rai­son des arbres à saucisses, les éléphants sont venus tourner cette nuit autour de mon refuge. Leurs énormes empreintes cir­cu­laires mar­quent le sol. Par­fois on voit celles en forme de feuilles à qua­tre limbes des hip­popotames. Il y a aussi celles, bipar­tites, des buf­fles et celles, innom­brables, en forme de cœur, des impalas et toutes les pattes d’oiseaux qui dessi­nent comme un par­cours fléché. Les traces de fauves ne sont pas rares. Ils vien­nent fréquem­ment tourner autour des cases. Il y a celles, assez com­munes, des hyènes et des cha­cals puis celles imposantes des lions : qua­tre doigts et la mar­que de la paume. Et par­fois, la mar­que d’une rep­ta­tion, bif­fant le sable d’une sig­na­ture ondoy­ante, trahit le pas­sage d’un ser­pent. Même si les ani­maux ne sont pas immé­di­ate­ment vis­i­bles, nous les savons là, à quelques mètres peut-être, tapis dans les brous­sailles. Une odeur, un bruit, un mou­ve­ment suff­isent à abuser l’esprit, entre éton­nement et inquié­tude. Ce que nous percevons durant le jour comme une aimable asso­ci­a­tion de formes et de couleurs nous appa­raît dans la pénom­bre mati­nale comme un trompe-l’œil farci de faux-semblants. Des pièges à fan­tasmes ! Mais il ne s’agit pas seule­ment de voir, de sen­tir et d’écouter. Encore faut-il savoir associer les per­cep­tions aux con­nais­sances. Et en cela Félix n’a pas son pareil. Sans pou­voir être assim­ilé à une pra­tique sci­en­tifique ou artis­tique, le safari peut être au moins con­sid­éré comme un état d’esprit, une atti­tude, un art de vivre… Depuis qu’il est (générale­ment) moins ques­tion de tuer que de regarder vivre l’animal, cette activ­ité est dev­enue plus qu’un spec­ta­cle : une décou­verte de soi. Du reste, l’expression anglaise to go bush équiv­aut au français revenir aux sources. Chaque sor­tie en brousse écrit ainsi une nou­velle his­toire, unique et incom­pa­ra­ble. Elle varie d’un endroit à un autre comme d’un jour à l’autre. C’est chaque fois un nou­vel univers qui prend vie.

« Le proces­sus évolu­tif a fait de nous des ani­maux doués de vision bien avant que le mécan­isme anthro­pogénique aboutisse à la rai­son. C’est ce qu’exprimait déjà Pla­ton dans le Timée : la vue a été créée pour être, à notre profit, la cause de l’utilité la plus grande. Aucun des dis­cours qui puisse se tenir sur l’univers n’aurait pu, estime-t-il, être pos­si­ble si nous n’avions vu ni les astres, ni le soleil, ni le ciel. C’est ainsi à la vision —qui a per­mis d’entretenir des recherches sur la nature de l’univers— que l’on doit l’existence de la philoso­phie. Mieux qu’une sim­ple activ­ité fonc­tion­nelle qui per­met de nous situer dans l’espace, la vision pro­duit une con­science par­ti­c­ulière des choses qui nous entourent. Elle se fait médi­atrice entre les infor­ma­tions con­tenues dans notre psy­chisme et le ressenti qu’elles pro­duisent dans tout notre corps, un peu à la manière dont les chauves-souris captent en retour les sig­naux vibra­toires qu’elles ont émis. Nous dirons que la vision qual­i­fie les choses selon la spé­ci­ficité du regard tant il est évident que cha­cun perçoit dif­férem­ment selon son humeur et son car­ac­tère. D’emblée, notre apparence nous iden­ti­fie et nous posi­tionne. Être, c’est être perçu ou percevoir, affir­mait Berke­ley. L’habile philosophe con­sid­érait la vision comme un lan­gage en soi dans lequel les idées de la vue fonc­tion­nent comme des signes. Même si les apparences extérieures peu­vent être les moins véridiques —tel que le dénonce, par exem­ple, Shake­speare dans son Marc­hand de Venise—, c’est, qu’on s’en réjouisse ou non, d’abord à elles que l’on accorde un pre­mier crédit. Nous le con­sta­tons régulière­ment. S’inscrire dans l’humanité tient d’entrée —même si elle ne s’y réduit pas— à une ques­tion d’aspect. Toute notre exis­tence se réalise dans l’image qu’elle offre d’elle-même, rat­i­fie le théosophe Jacob Boehme. La psy­choso­ci­o­logue Fabi­enne Bernard et moi-même, nous sommes livrés à une expéri­ence révéla­trice, dans le cadre d’une inter­ven­tion auprès d’une entre­prise présen­tant des dys­fonc­tion­nements liés à des dif­férends entre ses mem­bres. Il s’agissait, afin de lut­ter con­tre les idées arrêtées —qui se trou­vent être à la base de la plu­part des con­flits — , de per­me­t­tre à chaque par­tic­i­pant de réaliser comme il l’entendait l’image pho­tographique de cha­cun de ses col­lab­o­ra­teurs. Au bout du compte, chaque indi­vidu se retrou­vait éclaté entre dif­férentes représen­ta­tions, par­fois très dis­sem­blables, de lui-même, à la fois per­turbé et enrichi par cette plu­ral­ité de regards. Outre que cette séance de prises de vue avait levé les blocages entre les col­lab­o­ra­teurs, elle fai­sait claire­ment appa­raître que nous ne voyons ordi­naire­ment que par habi­tude. Selon nos préjugés. Et qu’il faut des cir­con­stances par­ti­c­ulières pour qu’une remise en ques­tion puisse pro­duire de nou­velles per­spec­tives. L’image est sig­ni­fica­tive ! Si bien qu’au bout du compte, plutôt que de nous inter­roger essen­tielle­ment sur un fond qui nous échappe cru­elle­ment, ferions-nous mieux de nous posi­tion­ner sur sa rela­tion avec la forme puisque, à s’en remet­tre à Vic­tor Hugo, la forme est le fond qui remonte à la sur­face, ou à Pla­ton —pour en revenir à l’Antiquité— quand il dit que ce sont les formes qui insuf­flent leur réal­ité aux choses. L’image n’est pas ainsi une sim­ple repro­duc­tion. Elle ne donne pas juste le reflet des choses, mais illus­tre leur réal­ité pro­fonde. Elle valide le réel. »

La con­tem­pla­tion de la nature s’accommode mal des com­porte­ments gré­gaires. Pour l’approcher et la com­pren­dre, il faut la disponi­bil­ité d’esprit du promeneur soli­taire aimant s’attarder sur toute forme d’intérêt. Chaque instant devient dès lors un priv­ilège qui exige en retour autant de patience que d’écoute et implique une démarche per­son­nelle de réserve et de mod­estie. Pour capter l’imprévu il faut demeurer disponible, curieux, intéressé et rester surtout en phase avec l’environnement. Eveillé. On ne con­voque pas la vie sauvage, aime répéter Félix. Silen­cieux, nous voici arrêtés à prox­im­ité d’une ter­mi­tière érodée par les pluies et taraudée de tun­nels creusés par les écureuils de terre et que fréquem­ment squat­tent les ser­pents. Nous prê­tons l’oreille aux bruits envi­ron­nants. L’écoute donne, à ce moment, des indices essen­tiels. Tout bruit résonne loin dans le silence : miaule­ment, frémisse­ment, crisse­ment, sif­fle­ment, rugisse­ment, craque­ment, hurlement, hen­nisse­ment, glousse­ment… comme si la nature cher­chait à man­i­fester sa présence, à se faire com­pren­dre. Nous savons main­tenant quelle direc­tion il faut suivre pour trou­ver les lions dont, au petit jour, on avait saisi les grogne­ments. Les arbres sont encore baignés de brume. Leurs formes équiv­o­ques sem­blent danser dans les vapeurs bleues. Une lueur ver­meille pointe à l’horizon comme si la Créa­tion resur­gis­sait d’un foyer inépuis­able de couleurs. Tout sem­ble si pais­i­ble et har­monieux ! Nous aban­don­nons le véhicule et pour­suiv­ons à pied notre pro­gres­sion dans le bush, le nez tourné vers le sol sablon­neux où la lumière porte les longues ombres trou­blantes des for­ma­tions végé­tales. A cette heure hyp­no­tique, faite de toutes les résur­gences de la mémoire mag­ique, la vie sem­ble prise dans un miel ambré et siru­peux où s’estompent les fron­tières entre les règnes. Minéral, végé­tal et ani­mal se con­fondent et se pro­lon­gent dans des assem­blages indis­tincts de clartés et d’odeurs aux­quels l’humain appa­raît indé­fectible­ment lié. Le moment sem­ble pre­mier comme si nous renais­sions de l’aube. Atten­tifs, un peu méfi­ants aussi, nous retrou­vons nos instincts ani­maux. Les lions ne doivent plus être loin. A par­tir d’un cer­tain âge, les jeunes mâles, vus comme des rivaux poten­tiels par le dom­i­nant sont écartés du cer­cle famil­ial par celui-ci. Les exclus doivent alors s’assurer d’un autre ter­ri­toire dans une brousse coupée de fron­tières imper­cep­ti­bles à nos apti­tudes mais man­i­festes à leurs sens et qu’il leur con­vient de respecter sous peine de con­fronta­tion sanglante. Nous avançons encore. Subite­ment et sans rai­son évidente, je pense au Loup des steppes de Her­mann Hesse. Peut-être parce que, fen­dant les hautes herbes sans vis­i­bil­ité ni inten­tion, je me sens m’enfoncer dans un théâtre obscur et mag­ique seule­ment pour les fous, inac­ces­si­ble aux gens nor­maux. Décon­necté des préoc­cu­pa­tions générales, à cent mille lieux de la fureur tech­nologique, du chaos des machines et des pul­sions infor­ma­tiques qui polarisent ordi­naire­ment notre atten­tion au détri­ment de l’usage savoureux du vécu, j’avance, indif­férent aux pos­si­bles, comme dégagé de moi-même, dans un ailleurs indis­tinct où cha­cun de mes pas ouvre la pos­si­bil­ité d’un improb­a­ble spec­ta­cle que devance mon imag­i­naire hal­lu­ciné, un peu comme en plongée je me fig­u­rais sur­gir du bleu des mon­stres marins. Engagé dans ma fic­tion par une forme de péné­tra­tion intrépide, j’avance hyp­no­tique­ment dans les pas de Félix et finis par oublier la pos­si­bil­ité d’un dan­ger. La tête ailleurs.

« Lors de mes séances de prises de vue, j’ai cru par­fois, au con­tact de l’autre, approcher cette fécon­dité fon­da­men­tale, comme si un regard plus grand aug­men­tait le présent, comme si une exten­sion se cachait sous l’instabilité, comme si une démesure exis­tait der­rière les évidences. Intu­ition ou illu­sion ? Pourrait-on croire, avec Albert Ein­stein, à l’idée d’une tran­scen­dance ou faudrait-il accepter, avec Moritz Schlick —représen­tant majeur de la philoso­phie ana­ly­tique — , que nous ne sommes rien de plus que des robots dépourvus d’esprit ? Nous avons l’intime con­vic­tion que la vie ne peut-être n’importe quoi. Que sous l’écorce monte la sève. Que dans la chair vibre un essor. Il nous appa­raît —irraisonnable­ment peut-être— que le principe vital doit être animé d’une force fon­da­men­tale par laque­lle le monde extérieur pénètre le monde intérieur, les per­cep­tions devi­en­nent humeurs, le sim­ple se fait com­plexe. L’homme ne peut créer sans être lui-même dépassé par sa créa­tion, comme si à tra­vers lui c’était la nature qui lui pre­scrivait sa règle, avance Kant dans une tar­dive ten­ta­tive d’articulation entre les deux ver­sants de notre fac­ulté de con­naître : la notion de nature (le sen­si­ble perçu par les sens) et celle d’autonomie (le suprasen­si­ble qui ne peut être perçu par les sens). Peut-être aurait-il pu ajouter qu’il en va pareille­ment pour l’amour, pour la haine et tous les sen­ti­ments ? Après lui, les Roman­tiques met­tent en avant la pri­mauté de l’irrationnel pour fonder leur dia­logue avec l’univers. Et tan­dis que le pos­i­tivisme néokantien s’installe dans la ratio­nal­ité, ils en appel­lent au retour glo­rieux du rêve, de l’imaginaire, de l’intuition… L’accent est, avec eux, mis non plus sur un uni­ver­sal­isme abstrait et la promesse de lende­mains radieux mais sur la diver­sité cul­turelle du genre humain et le car­ac­tère exclusif de chaque être. Tout dif­fère assuré­ment ! Chaque expres­sion de la vie est unique. Et, de plus, nous la savons insta­ble et tran­si­toire. Elle ne pro­pose jamais que des images furtives, imprégnées d’une cer­taine lumière, d’un cer­tain car­ac­tère, d’une cer­taine humeur. La vie va dans un change­ment per­pétuel. Aussi, plus que de formes, il faudrait légitime­ment par­ler de sit­u­a­tions, d’événements, d’occurrences, de con­jonc­tions, de cir­con­stances, de simul­tanéités, de con­comi­tances… Ainsi, tout événe­ment prêtera tou­jours à de mul­ti­ples lec­tures qui, en retour, le définiront. Et quand bien même il serait envis­age­able de présen­ter la Vérité, chaque indi­vidu l’entendrait dif­férem­ment. Il y a autant de visions du monde que d’angles de per­spec­tive, car aucun ne saurait s’imposer comme étant com­mun à tous, fit remar­quer le maître en rhé­torique, Pro­tago­ras. C’est la céc­ité de notre regard, la pau­vreté de nos sens qui nous fait croire à une seule vérité alignée sur notre phys­i­olo­gie. Pour l’oiseau, le chat, l’abeille, le chien…, la per­cep­tion est tout autre ; le moineau voit la vie en rose, le chat en jaune, l’abeille en vio­let, le chien à peu près en noir et blanc. Le caméléon perçoit deux images dis­tinctes. L’aigle peut repérer une proie jusqu’à mille mètres de dis­tance. Les mouches enreg­istrent 200 images par sec­onde… Autant de visions du monde qui nous sont inaccessibles. »

La nature n’est pas aussi affranchie qu’on se l’imagine ! Elle est sous-tendue par des con­traintes mys­térieuses qui gèrent les rela­tions intra et inter­ra­ciales : sig­naux olfac­t­ifs, audi­tifs, visuels et peut-être extrasen­soriels qui mar­quent, cadrent et découpent le paysage en zones d’influences. Chaque groupe pos­sède sa pro­pre expres­sion chim­ique, son pro­pre lan­gage secret et silen­cieux que la sci­ence est encore en mal de traduire. L’animal ne se meut pas dans un nulle part sans rien comme l’écrit poé­tique­ment Rainer Maria Rilke. Pas plus que l’homme il n’a accès à un espace totale­ment libre. Aussi, les jeunes lions restent-ils sou­vent groupés quelque temps avant d’en venir inévitable­ment aux griffes et aux crocs pour la pos­ses­sion d’un ter­ri­toire et sub­séquem­ment des femelles. Com­porte­ment com­muné­ment répandu dans le vivant — n’en déplaise à Rousseau ! Redres­sant théâ­trale­ment le men­ton, Félix attire mon atten­tion sur un amas de crottes noires encore humides. Nous y sommes, dit-il en sor­tant son fusil de l’étui. Dans ces cir­con­stances, notre com­porte­ment s’ajuste instinc­tive­ment à celui du plus sec­taire des ongulés ! Comme le gnou, nous traçons notre chemin silen­cieuse­ment, l’un der­rière l’autre, comme pédalant en tan­dem, vers un petit bois de tecks der­rière lequel nous savions se trou­ver l’un des nom­breux points d’eau qui, au début de l’hiver aus­tral, ponctuent de trous bruns le paysage de la savane. En cette sai­son, la migra­tion des ani­maux développe, de mare en mare et jusqu’au fleuve un gigan­tesque jeu de pistes dont les règles cachées, d’une com­plex­ité quasi neu­ronale, sem­blent seule­ment lis­i­bles de ceux qui le regar­dent d’en haut. Félix m’intime le silence. Nos pas soulèvent de con­fuses odeurs, entre lesquelles je crois iden­ti­fier celle de la sauge. Nous pro­gres­sons avec cir­con­spec­tion jusqu’aux pre­miers arbres, soucieux que le vent pousse notre odeur au large, puis nous nous glis­sons de tronc en tronc jusqu’à ce que la vue s’ouvre sur le point d’eau. Il y a là des cen­taines de buf­fles noirs, immo­biles comme empêtrés dans les vapeurs qui s’élèvent de l’eau tiède, sur­mon­tés d’aigrettes blanches si peu actives qu’on les dirait fac­tices. Cer­tains, cou­verts de terre rouge jusqu’à mi-corps sem­blent être là, figés depuis des siè­cles dans leur caparaçon de boue. Pour seul mou­ve­ment, quelques jeunes au pelage roux se pour­chas­sent entre les adultes impas­si­bles. La patience est pri­mor­diale quand il s’agit de con­sid­érer le vivant. Nous atten­drons, à l’abri du sous-bois.

« Nous ne pou­vons pénétrer les choses en elles-mêmes. Tout juste en capter des aspects épars et, si l’on suc­combe momen­tané­ment à l’illusion de pou­voir con­naître les objets dans leur ensem­ble, l’on se rend vite compte qu’on ne peut jamais en saisir qu’un aspect fugi­tif. Thèse que sou­tient le pre­mier des Renais­sants, Nico­las de Cues : Il est impos­si­ble à l’homme de se faire une image par­faite et défini­tive du monde, car tout point d’observation est dif­férent et aucun n’est priv­ilégie. C’est ce que Hume syn­thé­tis­era trois cents ans plus tard, affir­mant que le monde n’a de réal­ité que parce que nous le percevons. Com­ment com­pren­dre que nous puis­sions croire à l’existence con­tinue des corps extérieurs sinon par l’imagination, interroge-t-il. Cet admirable penseur mon­tre que le pre­mier vis­age de l’entendement, celui par lequel advient tout accom­plisse­ment, résulte, non des principes tra­di­tion­nels de la rai­son, mais bel et bien des principes de l’inventivité. Je pense, donc je peux m’imaginer être ! Serait-ce à dire qu’il n’y a pas plus d’être que de néant mais un va-et-vient per­pétuel entre le vis­i­ble et l’invisible, le rassem­blé et le dis­so­cié, la forme et le chaos où seule per­siste l’énergie. Être est, avant tout, pro­duire une cer­taine façon d’être au monde. Appa­raître. L’homme bâtit sa fic­tion à par­tir d’apparences fugaces et aléa­toires. Il est par une série d’images, morceaux choi­sis d’états anthologiques qu’il classe par thèmes, gen­res, familles, orig­ines, milieux, types, caté­gories… pour en faire une jolie his­toire. Pour s’inventer une cohérence. Le monde n’existe absol­u­ment que comme représen­ta­tion, reprend le cœur des philosophes, Kant, Niet­zsche, Schopen­hauer… rap­pelant qu’au xviie siè­cle, un cer­tain Blaise Pas­cal avait été lui aussi saisi d’effroi devant l’infinitude de l’univers : Inca­pable de voir le néant d’où il est tiré et l’infini où il est englouti, l’homme peut seule­ment dis­cerner quelque apparence du milieu des choses, dans un dés­espoir éter­nel de con­naître ni leur principe, ni leur fin. On pour­rait s’attarder encore sur la con­ti­nu­ité de pen­sée qui depuis 2 500 ans nous répète que rien n’est à portée humaine sinon l’image que l’homme se fait du monde. Il ne peut y avoir de Vérité des choses mais seule­ment des approx­i­ma­tions qui, dessi­nant des con­tours, leur donne peu à peu un sens appar­ent. Tout ce qui se mon­tre à nous n’est qu’apparition spec­trale ! Cha­cun est réduit à une cer­taine manière de voir, cir­con­scrite par son expéri­ence et sa sen­si­bil­ité. Cha­cun est tenu à l’ajustement. Dieu est un poète, non pas un géomètre ! con­clut élégam­ment Johann Georg Hamann ! Cette façon de recon­sid­érer l’existence installe l’image au cen­tre de nos préoc­cu­pa­tions, au cœur de la vie. Elle engage à un rad­i­cal change­ment de point de vue rel­a­tive­ment à tout ce que l’on nous a appris sous l’emprise désac­cordée du lan­gage. Elle impose une néces­saire remise en cause de nos habi­tudes caté­goriques. Or, nous sommes, nous l’avons vu, douil­let­te­ment instal­lés dans des clichés, des préjugés, des stéréo­types qui certes nous pro­tè­gent et nous ras­surent mais qui aussi nous iso­lent et nous blo­quent. Nous nous reposons sur une cer­taine image de nous et des autres. Nous regar­dons mais nous ne voyons pas ! En lan­gage psy, cela se nomme l’effet de halo. Il fait ressor­tir la part inhibi­trice de l’acquis dans la façon dont nous tri­ons l’information à tra­vers de ce que l’on sait déjà. Si la vision exige du cerveau de faire abstrac­tion des change­ments con­tin­uels pour en extraire ce qui est néces­saire pour caté­goriser des objets, elle sac­ri­fie ainsi toute la matière qui sem­ble sans intérêt mais qui est, en réal­ité, por­teuse d’informations pro­pres à renou­veler cette vision. Ainsi, peut-on suivre Mau­rice Merleau-Pontyquand il écrit que la vraie philoso­phie, c’est de rap­pren­dre à voir le monde. »

Dans l’attente, mon atten­tion va aux grands arbres dont les sil­hou­ettes spec­trales s’étirent sur les bleuités trem­blantes. Par leur pos­ture, les arbres nous par­lent. Ceux d’Afrique aus­trale dis­ent la dif­fi­culté d’être, la soif, la chaleur, la douleur. Leur souf­france fait leur esthé­tique. Tous les arbres ont leurs his­toires, leurs pro­priétés, leurs secrets que Félix me con­tait avec fer­veur. On recon­naît facile­ment le baobab mil­lé­naire, vigoureux et ten­dre, rongé de cav­ités où vien­nent se désaltérer les oiseaux, les genettes ou les léopards ; le cro­ton, aux fruits aro­ma­tiques que con­voitent les écureuils et dont les pépins pos­sè­dent des pro­priétés antipaludéennes ; l’ébène au bois lourd et som­bre, employé pour la fab­ri­ca­tion des sculp­tures ; l’arbre à saucisses qui attire les hip­popotames et dont le tronc sert à tailler les pirogues ; l’acacia cirier, refuge idéal des lions… Les arbres com­mu­niquent entre eux, avec les ani­maux, avec nous peut-être ? Mais, enfer­més dans notre pro­pre sys­tème de com­préhen­sion, nous ne savons pas vrai­ment capter l’énergie qu’ils émet­tent. Un aca­cia blessé peut ren­dre ses feuilles tox­iques en aug­men­tant leur teneur tan­nique. Attaqué par un grand her­bi­vore, il parvient à aver­tir ses con­génères du dan­ger afin qu’ils puis­sent réa­gir préven­tive­ment. C’est pourquoi on ne voit pas le koudou, l’impala ou la girafe s’attarder longtemps sur un même arbre et ses voisins. Le marula, prunier d’Afrique ou arbre à cidre, pro­duit des fruits odor­ants et enivrants, chargés en vit­a­mine C, dont raf­fo­lent les éléphants qui, tels des buveurs intem­pérants, n’hésitent pas à s’en pren­dre vio­lem­ment au tronc pour les faire chuter. Dans la même dynamique, l’homme en a tiré une liqueur irré­sistible, l’amarula, pro­pre à ani­mer les veil­lées et charmer les insom­nies. L’épineux moth­one, est recon­naiss­able, à l’automne, par ses abon­dantes et minus­cules fleurs crème qui lui valent le surnom local d’arbre à con­fet­tis. Sa racine, dont les Africains tirent une sorte de bière, pos­séderait des pou­voirs haute­ment aphro­disi­aques. Le mopororo, ou arbre à pluie, doit son nom aux cer­copes qui le squat­tent. Ces petits insectes émet­tent une sub­stance qui crée une pré­cip­i­ta­tion sucrée sous son feuil­lage… Peu à peu, les pre­miers rayons d’un soleil longtemps attendu réchauf­fent la nature. Les arbres aban­don­nent leurs trans­parences fan­toma­tiques pour rejoin­dre le mode man­i­feste du végé­tal. Toute­fois, plus que feuilles, branches et troncs les voici, à la lumière jaune, orches­trant une sym­phonie ani­male qui frémit et se déploie selon le jeu musi­cal des antennes, des ailes et des pattes. Aban­don­nant à Félix la charge de sur­veiller le déplace­ment des buf­fles, je me laisse aller à l’écoute de la ver­dure en mou­ve­ment. Paupières closes pour y voir mieux. Car je sais qu’il faut par­fois savoir fer­mer les yeux pour puri­fier le regard, pour recharger l’attention.

« Exerçant naturelle­ment depuis l’enfance une prédis­po­si­tion à la vision, nous croyons être par­faite­ment au courant de ce dont il s’agit. Et nous pen­sons ne pas devoir la remet­tre en cause. Seule­ment, pour ne pas avoir été suff­isam­ment ini­tiés à leur lec­ture, les images nous per­cu­tent sans que nous soyons capa­bles de les décoder con­ven­able­ment. Et les énigmes qui se cachent sous leurs apparences ne peu­vent que nous échap­per et par là même nous manip­uler. Chaque être pos­sède une his­toire qui demande à être saisie, une instance d’être com­pris, un désir d’être vu. Mais voir ce que l’on voit ne va pas de soi ! Il s’agit d’un proces­sus bien plus com­plexe qu’on le sup­po­sait voilà encore quelques décen­nies. L’on devine main­tenant que plusieurs zones cer­vi­cales agis­sent con­join­te­ment à la fois sur l’action de capter et sur l’action de com­pren­dre. Les expéri­ences menées entre autres par le pro­fesseur Michael Her­zog dis­ent qu’entre ce que l’on voit et ce que l’on croit voir le champ d’interprétations est vaste. Une énorme quan­tité d’opérations s’effectue à notre insu. Notre con­science ne nous donne jamais accès à une sen­sa­tion brute, mais seule­ment à une recon­sti­tu­tion du monde extérieur. Des myr­i­ades de proces­sus incon­scients coopèrent simul­tané­ment pour pro­duire l’information la plus large pos­si­ble sur notre envi­ron­nement. Pro­fu­sion de ren­seigne­ments dont notre atten­tion ne retien­dra pour­tant qu’une seule et sim­ple expres­sion. Le pro­fesseur Stanis­las Dehaene fait remar­quer que le seul fait de prêter atten­tion à un objet fait s’écouler la dis­tri­b­u­tion de prob­a­bil­ités de toutes ses inter­pré­ta­tions pos­si­bles pour ne retenir que l’une d’entre elles. L’attention joue ainsi un rôle majeur dans notre inter­pré­ta­tion du monde en ne por­tant à notre con­science qu’une seule image parmi la quan­tité infinie qui se trouve sous nos yeux. Et celle-ci s’imposera d’autant plus facile­ment qu’elle a déjà été remar­quée. On con­vien­dra que, plus les images nous sont famil­ières, plus leurs apparences, pat­inées par l’usage, nous sem­blent banales. Elles per­dent leur sens à force d’en avoir trop accu­mulé ! En aban­don­nant au seul profit du prêt-à-penser les fac­ultés d’apprentissage sen­soriel par lesquelles, enfants, nous expéri­men­tions l’environnement, nous nous privons de toute pos­si­bil­ité d’investigation du monde présent. Que la cen­sure ordonne notre for intérieur inter­dit l’accès à ce quelque partquelque chose de lumineux, sem­ble vouloir s’exprimer au niveau de l’émotion. Il s’agit de savoir voir dans le sens où l’entend Oscar Wilde quand il avance qu’on ne voit bien les choses que lorsqu’on en voit la beauté. Non pas le beau pour le beau mais le beau pour le sub­lime, pour le lumineux, pour le ray­on­nant. Pour trans­fig­urer l’angoisse et con­jurer la ter­reur exis­ten­tielle ! La beauté n’est pas un con­cept abstrait que l’on pour­rait cerner par des mots mais une sen­sa­tion char­nelle, un émer­veille­ment qui nous trans­porte dans une con­tem­pla­tion ravie et apaisante des choses. Croire à la beauté, c’est véri­ta­ble­ment là un acte human­i­taire dit le met­teur en scène Jan Fabre. L’Univers qui prend sa beauté, c’est l’Univers qui prend son sens, ajoute l’historien Gas­ton Roup­nel. Cette quête de la beauté nous apprend—dit-il—à voir et à écouter l’Univers comme si nous en avions main­tenant la saine et soudaine révéla­tion. Elle nous rend pour ainsi dire l’homme émer­veillé qui écouta naître les voix dans la nature. On peut aussi admet­tre avec Alain Beltzung, auteur d’un remar­quable Traité du regard, que remon­ter au mys­tère de la vision est d’abord une démarche artis­tique. »

Il ne faut pas croire que la nature pro­duise con­tin­uelle­ment de l’action. La plu­part du temps, il ne se passe rien de bien grandiose. Du moins rien par quoi l’attention soit irré­sistible­ment attirée. Chercher à retrou­ver dans le milieu sauvage ce que mon­trent les doc­u­men­taires ani­maliers serait peine per­due. Pourra-t-on, peut-être, et au mieux, avoir la chance de saisir une frac­tion de ce que des équipes de cinéastes met­tent plusieurs années à réaliser en demeu­rant sur place jour et nuit. La nature est fon­da­men­tale­ment impré­dictible. C’est ce qui fait son charme ! Elle nous entraîne chaque fois pour de nou­velles aven­tures dans le domaine de l’improbable. Devrions-nous la par­courir quo­ti­di­en­nement, repasser par les mêmes endroits, patien­ter aux mêmes points, qu’elle pro­duirait un spec­ta­cle tou­jours dif­férent. Il ne se passe pas de jour sans que quelque chose de neuf et d’intéressant se présente pour qui sait accueil­lir l’inattendu ! On peut ainsi en espérer une petite dose quo­ti­di­enne de prodige. Les buf­fles se sont activés. Cer­tains sem­blent inqui­ets. Cet état gagne peu à peu l’ensemble du trou­peau qui se regroupe autour des plus jeunes pour ne plus devenir qu’une sorte d’hydre irré­ductible. Tous regar­dent dans la même direc­tion. Les plus robustes font front. Leurs cornes imposantes dis­suaderaient toute ten­ta­tive d’agression du félidé le plus auda­cieux. Com­bien de fois ai-je vu des buf­fles hum­i­lier les pré­ten­dus rois de la jun­gle ! A l’évidence, les fauves que nous traquions sont là, tout proches, tapis dans les herbes. Mais ce sont les éléphants qui créent subite­ment la sur­prise en débouchant des sous-bois, au petit trot, comme dans un dessin animé de Walt Dis­ney, agi­tant les oreilles tant, peut-être, pour effrayer les buf­fles que pour refroidir leur sys­tème san­guin. Il ne manque que les trompettes de la marche du Colonel Hathi ! Les pre­miers, bal­ançant haut la trompe, lan­cent quelques bar­risse­ments toni­tru­ants. L’autorité des éléphants est indis­cutable et tout ani­mal un tant soit peu averti se détourne vite de leur route. Non sans quelques rebuf­fades et dans le désor­dre, la com­mu­nauté des bovidés se résigne à quit­ter la mare pour laisser la place aux pachy­der­mes qui repoussent hors du périmètre con­voité les derniers récal­ci­trants dégouli­nants de boue. J’observe la scène, charmé. Le spec­ta­cle des éléphants est tou­jours un enchante­ment. Leur énor­mité même […] leur gigan­tisme représente une masse de lib­erté qui fait rêver, écrit Romain Gary dans Les Racines du ciel. La harde, con­duite par les femelles, rassem­ble plusieurs jeunes dont la démarche encore pataude déclenche d’irrésistibles bouf­fées de ten­dresse anthro­po­mor­phique. Un tel ravisse­ment suf­fit à dis­siper toutes les ques­tions ontologiques par une sorte d’abandon du soi. Accordé à l’instant, je perçois, comme une évidence, que l’intelligence du monde n’est pas fon­cière­ment une ques­tion de volonté mais aussi de vul­néra­bil­ité, que l’entendement n’est pas unique­ment une affaire d’intellection mais autant d’esthétique, que vivre ce n’est pas seule­ment matière à com­préhen­sion mais encore à contemplation.

« On rêverait qu’une éduca­tion par la beauté per­me­tte un jour de dépasser l’état de souf­france ordi­naire pour aboutir à un état de sat­is­fac­tion esthé­tique qui, tout d’abord reconnu dans le monde de l’art, puisse s’étendre à tous les autres domaines, rela­tions sociales et morales. Jugée inutile à la bonne marche de la société, l’initiation aux arts en général et visuels en par­ti­c­ulier est générale­ment regardée avec con­de­scen­dance, méfi­ance ou mépris. Or, l’éducation artis­tique est cer­taine­ment la dis­ci­pline la mieux capa­ble d’éveiller en l’homme des authen­tic­ités grat­i­fi­antes sus­cep­ti­bles de le mener à un épanouisse­ment per­son­nel, orig­i­nal et dés­in­téressé, source en défini­tive d’un véri­ta­ble bien être. Cette façon d’agir visant d’abord à un développe­ment har­monieux de l’individu, s’oppose aux exi­gences de rentabil­ité, de pro­duc­tiv­ité, de pop­u­lar­ité qui sous-tendent d’autant plus les sys­tèmes poli­tiques que ceux-ci, penchent vers le total­i­tarisme. Faudrait-il rap­peler com­ment, dixit Toc­queville, une société d’individus égaux con­sacre la dom­i­na­tion de la médi­ocrité bien­tôt livrée à l’appétit des tyrans. Ne nous éton­nons pas que, de la sorte cade­nassée par l’obsession util­i­taire, l’éducation fasse que si peu de per­son­nes aient, au cours de leur vie et notam­ment lors de la péri­ode la plus for­ma­trice, eu véri­ta­ble­ment l’opportunité d’apprendre à voir par eux-mêmes, d’entendre par eux-mêmes, de sen­tir par eux-mêmes. Et, en con­séquence, de se com­porter avec justesse lors la démis­sion et la soumis­sion. Car on a vu à quel point la forme que prend la réal­ité est inex­tri­ca­ble­ment liée à notre façon de l’observer. Le monde, c’est la façon dont je vois le monde. Mon accep­ta­tion ou mon refus créent les dif­férences, signe Arthur Schopen­hauer. Garder ou rejeter, est le principe même de la vision. Aussi celui de la vie. L’œil ne se tient jamais tran­quille ! Il y a à chaque instant tou­jours infin­i­ment plus que nous ne pou­vons voir, prévient Jean-Paul Sartre. Com­ment ainsi retrou­ver une fraîcheur de vue prop­ice à une régénéra­tion du monde ? La pre­mière hygiène serait de faire le ménage du côté des cer­ti­tudes men­tales. Faudrait-il savoir se dégager du nom établi des choses pour qu’elles appa­rais­sent à vif, sous une forme inédite, débar­rassées de tous préjugés iden­ti­taires. Faudrait-il savoir tou­jours les con­sid­érer — y com­pris les plus com­munes — comme si on ne les avait encore jamais vues pour faire sor­tir d’elles un renou­veau, voire une richesse. Faudrait-il savoir retrou­ver le regard naïf et ébahi sur soi et autour de soi qu’a l’enfant décou­vrant le monde pour que la manière de voir s’en trouve épurée (devrais-je dire dés­in­fec­tée) et mag­nifiée. Faudrait-il savoir s’abandonner aux errances, aux cir­con­vo­lu­tions, aux méan­dres, aux flot­te­ments, aux diver­gences… pour per­me­t­tre aux forces nova­tri­ces de s’exprimer hors des final­ités définies. Faudrait-il savoir se décen­trer pour mieux retirer de l’affect de la matière, de la rel­a­tiv­ité de l’absolu, de la fan­taisie du sem­blable et, en fin de compte, de la beauté de la banal­ité. Chaque cir­con­stance de la vie con­stitue une oppor­tu­nité pour détecter ce qui est à la source de nos réac­tions et de nos moti­va­tions. Le regard — tel que nous le pressen­tons — doit générer une lec­ture névral­gique capa­ble de faire sur­gir une vision plus créa­tive, por­teuse de magie et d’émerveillement. Voir sera en défini­tive ne jamais voir deux fois la même chose. Appren­dre à exam­iner ce qui est donné, et non for­cé­ment ce qui abuse, engen­dr­era néces­saire­ment une ouver­ture inédite de la com­préhen­sion. Ne voyons-nous d’ailleurs jamais deux fois pareille­ment, autrement que par con­ven­tion, par con­fort, par paresse ou par peur ? Tout être comme tout objet, s’il sem­ble se per­pétuer dans sa con­fig­u­ra­tion, est pris dans un mou­ve­ment con­tinu que seule la tem­po­ral­ité de la mémoire per­met de fixer dans la per­ma­nence. Henri Matisse dis­ait : voir est déjà un proces­sus créatif qui exige un effort. »

Installé que je suis dans cette admi­ra­tion, avec la sen­sa­tion extrême d’habiter totale­ment le moment présent, comme si le monde s’était d’un coup arrêté sur cette image de ten­dresse et de paix, comme si le poids de l’existence s’était fondu dans l’émotion pure, rien ne sem­ble pou­voir capter mon atten­tion sinon cette ten­sion extrême qui m’unit à la per­cep­tion visuelle. Aucune idée, aucun mot, pour dire, pour expli­quer, pour jus­ti­fier… L’éléphant sem­ble avoir un pou­voir de fas­ci­na­tion par­ti­c­ulier sur l’homme. De Ganesh à Babar, il a tou­jours été objet de vénéra­tion. Il habite notre enfance et il habite nos mythes. Au-delà de la sim­ple dimen­sion émotion­nelle, sa charge sym­bol­ique (pro­tec­tion et sagesse) agit de façon quasi thérapeu­tique ! Comme s’il était pos­si­ble que l’humain se décharge de toutes ses mal­adies et dérè­gle­ments en les trans­férant, de façon quasi chamanique, sur les ani­maux. De sérieux ouvrages ont été édités là-dessus. En par­lant des ani­maux (ou aux ani­maux), l’individu parle de lui-même : de ses désirs, de ses frus­tra­tions, de ses espoirs, de ses détresses, de ses pul­sions, de ses peurs, de ses mélan­col­ies… Le tableau est riche en pro­jec­tions ! Cela sans dire, pour ce qui est de l’éléphant, du sen­ti­ment refoulé de cul­pa­bil­ité relatif aux grands mas­sacres com­mis pour l’ivoire. Pour nous, ani­maux domes­tiqués, habituelle­ment privés d’exutoires naturels à nos instincts réprimés, nous louons les ver­tus cul­turelles, artis­tiques, tech­nologiques, qui font que l’homme peut se déclarer — comme le veut la Genèse— humain et maître du vivant. Mais con­fronté au spec­ta­cle ani­mal, saisi par une émotion proche tout à la fois de l’émoi, du trou­ble et de l’exaltation, quelque chose d’inédit et de mer­veilleux sem­ble impa­ra­ble­ment s’emparer de l’observateur et provo­quer une sorte d’admiration embar­rassée, de com­pas­sion repen­tante qui font alors du safari une philoso­phie et de la prise de vue une démarche morale.

« L’acte pho­tographique est un tra­vail d’approche ! Qu’il soit ques­tion d’hommes, d’éléphants, de renards, d’arbres ou de paysages, tout se passe comme s’il fal­lait apprivoiser les choses pour qu’elles appa­rais­sent. Il est chaque fois ques­tion d’adopter la meilleure façon de faire pour entrer en sym­pa­thie avec le sujet. Délim­iter, découper, retrancher un objet de la con­fu­sion pour lui don­ner un univers pro­pre est la base même de la vision pho­tographique. Aussi de la vision courante pourvu qu’on y prête atten­tion. Le pho­tographe observe, s’étonne, s’imprègne… jusqu’à n’être plus qu’un regard capa­ble d’éprouver au mieux, dis­posé à recevoir l’improbable. Il s’agit moins pour lui, en défini­tive, de pho­togra­phier des choses que de dessiner son pro­pre univers, de se pein­dre soi-même. Et, s’il est con­va­incu de ne rien con­naître, il peut pré­ten­dre être un œil qui voit. La nature offre tou­jours une vue d’ensemble nour­rie d’images à pren­dre. La photo est un moyen aisé par lequel l’homme peut représen­ter tout ce qui s’offre à ses yeux. Mais porter l’œil au viseur ne fait pas un artiste de tout pre­neur d’images. Prélever son petit morceau d’émotion dans la grande propo­si­tion du monde pour l’élever au plus proche de soi, au niveau de l’affection, exige une ini­ti­a­tion liée à la capac­ité de saisir au mieux les lignes de force qui sous-tendent l’espace et le temps, cette capac­ité à découper le réel en images que le philosophe pan­théiste Baruch de Spin­oza tient pour la forme la plus aboutie de l’intelligence. C’est ce qu’exposait — voilà presque 200 ans — le pho­tographe Félix Tour­na­chon dit Nadar : Si la théorie pho­tographique s’apprend en une heure ; les pre­mières notions de pra­tique en une journée, ce qui ne s’apprend pas, […] c’est l’intelligence morale du sujet, ce tact rapide qui vous met en com­mu­ni­ca­tion avec le mod­èle. Les vis­ages (ceux de l’homme, de l’animal, du monde) que j’ai pu pho­togra­phier ici et là ne dis­ent pas autre chose que ces com­mu­nions d’un instant. Ils sont flux, courant, vibra­tion avant d’être por­traits. Durant les quelques décen­nies passées à sil­lon­ner la planète, j’ai croisé une mul­ti­tude d’hommes et de femmes tous dif­férents. Êtres remar­quables quoique ni riches ni célèbres. J’en ai pho­tographié cer­tains, tels qu’ils se présen­taient, sim­ple­ment parce qu’ils se trou­vaient là, parce que je me trou­vais là, sur les mêmes chemins, chemins éloignés, chemins de tra­verse, au détour d’une mon­tagne, au cœur d’une forêt, en marge d’un désert. Con­jonc­tions d’émotions plus que de hasards, j’ai tenté de les cerner non seule­ment pour ce qu’ils avaient de sin­gulier mais pour ce qu’ils pou­vaient exprimer d’universel à tra­vers leur com­porte­ment. Leurs regards, à la fois atten­tifs et indif­férent, présents et absents, sérieux et enjoués, sem­blaient dire à quel point tout a sa valeur sans que rien n’ait d’importance, ren­voy­ant implicite­ment nos humeurs dialec­tiques à des coquet­ter­ies de priv­ilégiés. De cette com­mu­ni­ca­tion non ver­bale, qu’une force indi­ci­ble instau­rait mys­térieuse­ment par-delà les cul­tures, les dis­tances, les sys­tèmes par une sorte d’échange silen­cieux du vécu, sem­blait se dégager, s’il en est, le regard véri­ta­ble, à la manière dont le prim­i­tif essayait de faire de l’idée abstraite quelque chose d’authentique en la ren­dant esthé­tique­ment sat­is­faisante, c’est-à-dire en lui con­férant de la beauté. Ainsi avance le psy­ch­an­a­lyste autrichien Otto Rank l’art du por­trait ne représente pas l’homme réel mais l’homme essen­tiel . C’est cette exal­ta­tion du soi que je me suis efforcé de traduire, au-delà les impérat­ifs soci­aux et les humeurs con­tin­gentes, ten­tant intu­itive­ment d’instaurer entre le sujet et moi un cli­mat de bien­veil­lance et de con­fi­ance pro­pre à pénétrer l’intime pour en saisir ce qu’il a de plus con­sid­érable. Lui resti­tu­ant ainsi, dans un moment de partage, le regard qu’il me prête. »

Nous auri­ons pu rester longtemps, accroupis à nous délecter du spec­ta­cle, si un coup de théâtre n’était venu le trou­bler subite­ment. Un mou­ve­ment d’affolement a par­couru les brous­sailles, à contre-jour de notre poste d’observation. Une course brève. Un bruit étouffé. Et un silence pesant. Atten­tif aux éléphanteaux, nous en avions oublié les buf­fles qui s’étaient égayés dans les herbes jaunes. Dis­per­sés pen­dant un moment, les voilà à nou­veau regroupés pointant le mufle vers un bosquet d’acacias. Les fauves qu’ils avaient sen­tis tout à l’heure, avaient prof­ité de la pagaille semée par l’arrivée des éléphants pour s’abattre sur, on peut le penser, un jeune veau. Mais la végé­ta­tion entrave notre vision et, avec ou sans jumelles, nous ne pou­vons localiser tout à fait l’emplacement du meurtre. La ges­tion des émotions et la résis­tance à la frus­tra­tion font aussi par­tie du jeu sauvage ! Quelques grogne­ments font néan­moins dire à Félix qu’il s’agit bien du tan­dem de jeunes lions que nous pis­tions. De cela, je ne doutais pas ! Le face à face avec la réal­ité crue avait soudaine­ment fait bas­culer l’angélisme dans l’appréhension. Les kills, ainsi qu’il con­vient de les nom­mer dans le lan­gage du bush, con­ti­en­nent une forte dose émotion­nelle. Ils con­stituent le sujet favori du safari, sa face féroce et san­guinaire, où se mêlent con­fusé­ment atti­rance et répul­sion, admi­ra­tion et abom­i­na­tion, jouis­sance et frayeur. La dent avait ren­con­tré la chair. Cela s’était fait sans colère, dans une sorte de jeu implaca­ble dis­ant sim­ple­ment que la vie est dan­gereuse. L’un se régalait de la mort de l’autre. Il ne saurait être ici ques­tion de bien ni de mal. La nature ne pose pas ce genre de ques­tion­nement vertueux. Si le monde sub­siste c’est, sans doute, parce que ses con­traires s’équilibrent naturelle­ment, se regar­dent et s’enlacent comme dit Gar­cia Lorca. On pour­rait du reste se deman­der dans quelle mesure les ani­maux ne le savent pas intu­itive­ment et ne s’y plient comme à une loi néces­saire, une fatal­ité. Existerait-il, con­fusé­ment chez eux, la représen­ta­tion col­lec­tive d’une his­toire, sus­cep­ti­ble de sous-tendre leurs com­porte­ments, qui les prédis­poserait à ne pas croître et mul­ti­plier sans dis­cerne­ment ? Revenant aux notions élémen­taires de l’existence, je con­sid­érais — para­doxale­ment — que si raison­ner fait notre pré­ten­due supéri­or­ité (et notre vraie suff­i­sance), cela fonde aussi notre détresse par notre inca­pac­ité à recevoir les choses telles quelles ; notre dis­po­si­tion à cri­ti­quer plutôt qu’à adhérer ; notre propen­sion à spéculer plutôt qu’à con­tem­pler. Ce har­cèle­ment men­tal qui ne nous lâche ni de jour ni de nuit est autant une gloire qu’une punition !

« On peut con­venir avec Merleau-Ponty que L’homme est un miroir pour l’homme dans le sens où l’autre révèle cer­taines zones aveu­gles de notre pro­pre regard. L’homme ne peut se penser s’il n’a pas de mod­èle dif­férent selon lequel se définir. Con­venons alors que le moi est davan­tage une réac­tiv­ité vis-à-vis d’autrui qu’une intéri­or­ité her­mé­tique. C’est en se mirant dans la fig­ure de l’autre que cha­cun prend con­science de soi, qu’il se con­struit une iden­tité. Toutes les âmes seraient ainsi liées en un réseau de type synap­tique, s’influençant les unes les autres, traçant tem­po­raire­ment les essen­tial­ités car­ac­téris­tiques pro­pres à simuler une cohérence. C’est aussi par la voie la plus directe, la plus sincère, la plus intime, peut être la seule qui vaille, l’émotion, que j’ai tenté de sur­pren­dre la com­préhen­sion de l’autre. Car il n’est nul besoin de recourir à des out­ils de com­mu­ni­ca­tion, des cul­tur­o­scopes comme le pré­conisent les pro­fes­sion­nels de la com­mu­ni­ca­tion, pour entrer en rela­tion avec l’autre. Les valeurs humaines d’attention, d’estime, de con­sid­éra­tion peu­vent opérer plus effi­cace­ment que les grilles d’analyse, les abaques et les tableaux. Autrui n’est acces­si­ble que comme être sen­si­ble. A la fois voy­ant et vis­i­ble, j’ai, de la sorte, œuvré comme en com­mu­nion avec les per­son­nes que j’ai pho­tographiées. Si bien, qu’il est dif­fi­cile de dire, en cette simul­tanéité, qui voy­ait et qui était vu, qui fai­sait que l’autre existe. Le pho­tographe est à la fois dans la rela­tion et hors d’elle ! De ces face-à-face d’un moment où tout est exprimé —sou­vent inten­sé­ment— par le regard plus que par le lan­gage, j’ai rap­porté des expres­sions par­tic­i­pant à la com­po­si­tion d’un paysage humain, sin­gulier et éton­nant. Dres­sant mon stu­dio de for­tune selon les pos­si­bil­ités du moment, j’ai tra­vaillé en arti­san. Sou­vent, je me suis trouvé à opérer dans des con­di­tions pré­caires ou cocasses dont il me fal­lut pour­tant m’arranger… cher­chant résol­u­ment dans la force envelop­pante de l’ombre et la lumière, l’équilibre entre le dit et le non-dit. Je m’en suis tenu à la per­sonne, de quelque orig­ine qu’elle fût. Je me suis appliqué chaque fois à dégager celle-ci de son envi­ron­nement immé­diat pour me con­sacrer qu’à son ray­on­nement. Pari­ant que les hommes se révè­lent plus inten­sé­ment dans la pénom­bre qu’en pleine lumière, j’ai voulu installer cha­cun devant le même fond noir, dans le même espace ombreux et sous le même éclairage indi­rect. Ainsi enrobé de matière noc­turne, comme enveloppé dans une épais­seur de silence et de sérénité, chaque per­son­nage pou­vait se fon­dre en une har­monie sem­blable peut-être à celle qui habitait les vieilles pein­tures fla­man­des quand Van Eyck et Rem­brandt s’appliquaient à saisir au plus près de leur sen­si­bil­ité les vis­ages des peo­ple de l’époque afin de trans­met­tre leur image référente à la postérité. J’ai cher­ché à exprimer l’invisible dans la den­sité du caché, toute cette matière à rêver com­prise dans les pro­fondeurs obscures de l’inconscient. On voit ainsi claire­ment que la con­nais­sance de la lumière en l’homme doit être apportée de l’intérieur à l’extérieur et non de l’extérieur à l’intérieur. L’œil est la lumière du corps ! dit saint Luc l’évangéliste»

Quelques vau­tours tournoient dans la lumière crue. Sur la pièce d’eau désertée, des grèbes évolu­ent avec une indif­férence prin­cière et sur la berge un varan fouille la vase avec obsti­na­tion. Repus, les lions se sont endormis sous un bosquet d’acacias. Après avoir, par un sage repli, changé d’angle de per­spec­tive, nous pou­vons désor­mais les observer. Tant éprou­vés par ce à quoi nous venions d’assister que par la chaleur dev­enue haras­sante, nous nous affalons —nous aussi­— au pied d’un marula, lais­sant libre cours à la parole. Félix, qui par­court la savane depuis tou­jours, a en tête une col­lec­tion d’histoires sur­prenantes. J’en con­nais­sais beau­coup, bien qu’elles pussent sen­si­ble­ment varier au gré de son inspi­ra­tion. J’en avais aussi pour ma part quelques-unes à mon pal­marès, de pays qu’il ne con­nais­sait pas. Et pour combler l’attente, nous nous les racon­tions. Je l’emportais cette fois vers la fron­tière entre la Nami­bie et le Botswana. « C’était sur la riv­ière Chobe à une époque où aucune embar­ca­tion touris­tique ne venait trou­bler la tran­quil­lité de la faune. Seuls quelques pécheurs pous­saient leur embar­ca­tion dans les brumes mati­nales tan­dis que je dirigeais la mienne, entre les filets de pêche, à la ren­con­tre… de l’inopiné. Les hip­popotames étaient nom­breux qui remon­taient comme des bou­chons à la sur­face pour m’observer d’un œil soupçon­neux. Des croc­o­diles, abon­dants et énormes, sem­blaient dormir sur les berges comme des souches. Les crain­tifs hip­po­tragues prof­i­taient des toutes pre­mières lueurs pour venir se désaltérer avant de s’éclipser dans la savane. J’avais calé ma bar­que entre les herbes, suff­isam­ment pro­fondé­ment pour lui assurer une sta­bil­ité pro­pre à l’utilisation d’un trépied, afin de pho­togra­phier un groupe d’éléphants qui se livrait à un bain de boue à quelques dizaines de mètres de là sous les pre­miers rayons d’un jour rouge, quand, sur la rive opposée, j’aperçu un éléphant s’engager dans la riv­ière. C’était un vieux mâle soli­taire pourvu de défenses impres­sion­nantes. Je tour­nai mon objec­tif vers lui. Il avançait résol­u­ment dans ma direc­tion semi-émergé dans les eaux brunes, jusqu’à ce que, trop proche pour ma longue focale, je réalise qu’il était plus que temps de lui céder le pas­sage car l’animal ne sem­blait pas vrai­ment dis­posé à détourner sa tra­jec­toire. Empêtré dans les roseaux, la bar­que était comme col­lée à la berge telle une sang­sue et l’éléphant fut bien­tôt sur moi. Immense, dom­i­na­teur, il s’était arrêté, por­tant son corps d’une patte sur l’autre au rythme du bal­ance­ment de sa trompe comme si, per­plexe, il hési­tait sur la marche à suivre. Je demeu­rai figé à le regarder, boîtier en main, entre crainte et admi­ra­tion, livré à son bon caprice. Il aurait pu, d’un seul coup de trompe, ren­verser ma frêle embar­ca­tion et tout ce qui s’y trou­vait. Moi com­pris. Mais il entre­prit, plutôt déli­cate­ment, du bout des lèvres, d’inspecter minu­tieuse­ment le con­tenu de la bar­que, exam­i­nant autant mon matériel photo que ma pro­pre per­sonne, avant, par une brusque volte-face et soule­vant une gerbe d’eau, de con­tourner mag­nanime­ment ma bar­que pour rejoin­dre ses con­génères qui se roulaient déli­cieuse­ment dans l’argile onctueuse. Je demeu­rais un moment stupé­fait comme vidé de toute énergie. » Aujourd’hui une flotte impres­sion­nante de bateaux pour touristes envahit quo­ti­di­en­nement la riv­ière, per­tur­bant forte­ment la vie ani­male. Ce que j’y ai vécu n’est vraisem­blable­ment plus pos­si­ble. Il m’en reste des pho­togra­phies sauve­g­ardées dans des livres, des mag­a­zines, des tiroirs… Mais en défini­tive, les meilleures sont tou­jours celles que l’on n’a pas prises et que l’esprit développe dans son imag­i­naire de façon incomparable !

« Les tech­nolo­gies mod­ernes ont bous­culé la con­cep­tion archaïque de la prise de vue argen­tique. La sim­pli­fi­ca­tion extrême des appareils a mis la photo à la portée de tout un cha­cun. Il suf­fit d’appuyer sur le bou­ton ! Tout est devenu facile. Stan­dard­isé. Robo­t­isé. Assisté. Expédi­tif. Les sys­tèmes de prises de vue numériques ont engen­dré une façon nou­velle de pho­togra­phier, plus autonome et décon­trac­tée peut-être. Mais en fin de compte, con­v­enue. En devenant automa­tique, le geste pho­tographique sem­ble avoir perdu de sa majesté. De qual­i­tatif il est devenu quan­ti­tatif. Plus besoin d’être économe en clics ni en clacs ! On peut tirer par rafales, sans soucis et sans esprit. Sur le nom­bre, il y en aura tou­jours une de bonne ! pourrait-on se dire. Mais ce travail-là n’apprend ni ne révèle rien. Car l’essentiel n’est pas de taper dans le tas mais de viser juste. Il s’agit davan­tage d’affirmer une expres­sion de soi, de défendre une posi­tion esthé­tique par rap­port au monde, que de pren­dre un cliché de plus (il y en a déjà telle­ment !). Les ren­con­tres pho­tographiques attes­tent que n’importe qui peut se pré­ten­dre pho­tographe en faisant n’importe quoi. La tech­nolo­gie a banal­isé l’image comme l’imprimerie a banal­isé le mot. Lui don­nant certes une magis­trale puis­sance mais la déval­orisant en même temps prodigieuse­ment. Chaque fois, ce sont la vig­i­lance, l’application, l’attention, apportées aux choses qui en font les frais, les dépré­ciant en con­séquence. Pour­tant, l’on observe et l’on sait que pren­dre soin de chaque chose engen­dre une val­ori­sa­tion de l’existence qui rejail­lit sur l’individu lui-même. Il faut aimer ce que jamais on ne verra deux fois, lance, dans un cri de détresse, Alfred de Vigny. Chaque prise de vue se doit d’être une célébra­tion, un acte d’amour tel que le désigne le sémi­o­logue Roland Barthes sous le nom de studium (soin, appli­ca­tion). Recon­naître le “studium“, dit-il, c’est fatale­ment ren­con­trer les inten­tions du pho­tographe, entrer en har­monie avec elles […], les com­pren­dre. C’est par sa croy­ance que le faiseur d’images peut exercer son doute. Para­doxe qui le con­duit à viser le mys­tère plus que le magis­tral, le chem­ine­ment plutôt que le résul­tat, l’implication mieux que la pro­duit. Le drap noir de mon stu­dio ambu­lant tendu sur la banal­ité s’est voulu unité de lieu et de temps. Il fig­ure la nuit mys­térieuse dont nous sur­gis­sons mirac­uleuse­ment et à laque­lle nous retournons après avoir pris formes. Non pas une forme mais une infinité. Une quan­tité innom­brable d’apparences fugi­tives. Expres­sions tem­po­raires d’une même réal­ité qui change de phy­s­ionomie suiv­ant une méta­mor­phose de l’identique. Nous ne pou­vons savoir ce qui se trame der­rière le paraître du monde, mais s’il est entendu que toutes choses sont des images for­mées à l’occasion de la per­cep­tion. Nous devons les con­sid­érer, comme faisant par­tie de nous-mêmes. Elles nous con­stituent et for­ment, se faisant, la trame de l’univers. Car l’homme a besoin de croire à un principe immatériel et immor­tel qui le dépasse, un Unique qui comble son aspi­ra­tion méta­physique. Hér­a­clite con­firme que seule l’expérience directe per­met la réal­i­sa­tion inébran­lable de cet Unique. Der­rière chaque apparence, il y a —dit-il— une seule loi : le pur regard. Seule une lumière vivante peut désen­com­brer les esprits et réchauf­fer les cœurs. »

A tant observer les fauves endormis trousser les babines, fron­cer les sour­cils, rider le front… une ques­tion m’était venue : les lions rêvent-ils ? On peut croire qu’ils pos­sè­dent —comme sûre­ment les autres mam­mifères— une capac­ité non seule­ment à rêver mais aussi à mémoriser et con­cevoir des arché­types qui les pousseraient à agir en fonc­tion d’un cer­tain nom­bre de pul­sions fon­da­men­tales. Félix a noté que, dans bien des cas, les ani­maux sem­blent exprimer un grand nom­bre d’émotions : joie, détresse, dépres­sion, folie… Tant d’observations de ter­rain me poussent à con­firmer ce que Plu­tar­que avait déjà observé il y a deux mil­lé­naires : les ani­maux témoignent d’une intel­li­gence et d’une réflex­ion très proche de celle de l’homme. J’ai pu ainsi assis­ter à des scènes sur­prenantes : des éléphants qui, durant des heures, s’acharnent à ten­ter de dégager un éléphanteau de la mare de boue où il s’est enlisé ; une lionne qui revient sans cesse sur le cadavre de son bébé pour le défendre con­tre les vau­tours ; une maman gué­pard qui feint d’être blessée pour entraîner à sa suite une meute de lions pour les éloigner de l’endroit où elle a caché ses petits… etc. Mais le spec­ta­cle le plus remar­quable auquel je pus assis­ter se pro­duisit ente Tan­zanie et Kenya, durant la grande migra­tion, quand zèbres et gnous ten­tent de franchir les rapi­des infestés de croc­o­diles de la riv­ière Mara. Il est alors par­fois néces­saire aux ongulés de nager sur une quin­zaine de mètres pour attein­dre l’autre rive. Une épreuve d’autant plus red­outable pour les plus jeunes qui per­dent pied. Ils ten­tent, dans l’enfer de la bous­cu­lade, de nager au plus proche des mères. Mais beau­coup se font emporter par le courant ou hap­per par les sauriens. J’ai pu ainsi voir dis­paraître un tout jeune zèbre et observer la réac­tion édifi­ante de la mère. Hen­nis­sant, celle-ci resta longtemps à inspecter les herbes et les bosquets de la berge où elle avait pris pied. Sans résul­tat, elle retra­versa les flots tumultueux à con­tre sens de la migra­tion. Ce qui déjà bigre­ment sur­prenant. Elle opéra de la même façon sur la rive opposée, fouil­lant du regard les abords de la riv­ière tout en lançant des appels à briser le cœur. Elle tra­versa à nou­veau le tor­rent et per­sista dans sa recherche et ses hen­nisse­ments alors que les zèbres qui avaient franchi la Mara pour­suiv­aient leur route rec­tiligne, en file indi­enne, dans un ordre par­fait. Tous pour­tant, stop­pèrent brusque­ment leur marche et demeurèrent sur place, totale­ment immo­biles, alignés, tan­dis que l’un d’entre eux reve­nait au galop vers la riv­ière pour rejoin­dre la femelle zèbre tou­jours implo­rante. A ma stupé­fac­tion, ils entre­prirent con­join­te­ment de rechercher le jeune dis­paru. Cela dura bien deux min­utes. Sans suc­cès, admet­tant qu’il n’y avait plus rien à faire et qu’il avait pour respon­s­abil­ité majeure de con­duire le trou­peau vers des ter­res plus hos­pi­tal­ières, le meneur s’en revînt alors au petit trot repren­dre la tête de la migra­tion et don­ner, par un mys­térieux sig­nal, l’ordre du départ. Tous les ani­maux d’un seul pas se remirent en route, dans une syn­chronic­ité irréprochable et un ordre par­fazit, lais­sant der­rière eux la femelle éplorée. Celle-ci resta encore un moment à tourner sur la rive avant de se décider à repren­dre sa place dans le cortège, non sans cepen­dant s’être retournée à plusieurs reprises vers les lieux de la dis­pari­tion. Il me reste de cette scène de vie un sou­venir impériss­able, à la mesure de la stupé­fac­tion qu’il avait pro­duite. Cer­tains sci­en­tifiques, mêlant obser­va­tion et spécu­la­tion, ont tenté d’unifier la diver­sité des apparences. Ils ont cher­ché à dégager de grandes règles com­porte­men­tales répon­dant à des besoins de logique et de cohérence. Mais les normes qu’ils ont pu élaborer (celles, par exem­ple, con­cer­nant les tech­niques de chasse dévelop­pées par les pré­da­teurs), n’engagent que leur pro­pre manière de voir. Les faits sem­blent tou­jours se sous­traire à nos désirs de logique ! Nous étions, Félix et moi, bien d’accord là-dessus. Instal­lés dans une cer­taine indo­lence, nous nous lais­sons aller à une surenchère d’anecdotes pour appuyer cette con­vic­tion. La lumière était dev­enue vio­lente et crayeuse, appuyant les con­trastes et gom­mant les nuances. Con­va­in­cus que les lions ne bougeront pas avant la tombée du jour, nous déci­dons de quit­ter notre poste d’observation.

« Les choses ne sont que des phénomènes changeants, les idées ne sont que des ressasse­ments du passé, les con­cepts ne sont que des con­ven­tions ; mais exercer le regard, s’adonner à l’écoute, cueil­lir les phénomènes, con­stitue l’essence de tout éveil à une exis­tence épanouie. Hér­a­clite stig­ma­tise l’art fal­lac­i­eux de l’érudition au profit d’une con­science vig­i­lante et d’une atten­tion juste. Il est ques­tion pour lui de par­ler selon son cœur plutôt que de s’investir dans un dis­cours réfléchi à la façon des philosophes. Pour Hér­a­clite, le logos, qu’il voit comme une intel­li­gence immé­di­ate des sens, ne con­naît rien, il est réal­ité supérieure où la beauté existe par elle-même. Cette leçon de vie vieille de vingt-cinq siè­cles n’a pas pris une ride ! Réac­tivée par le spé­cial­iste de la pen­sée antique Pierre Hadot, elle devrait aujourd’hui plus que jamais nous aider, en sus­ci­tant inquié­tude et défi­ance à l’encontre des dis­cours spécu­lat­ifs et des jeux intel­lectuels, à stim­uler en nous une récep­tiv­ité renou­velée par l’éveil des sens. Der­rière les vis­ages peints, les vis­ages maquil­lés, les vis­ages parés, les vis­ages tatoués qui se sont trou­vés face à mon objec­tif… se tien­nent des êtres qui nous sont proches, des indi­vidus ani­més des mêmes émotions. Sous les signes cul­turels et les mar­ques d’appartenance —qui captent d’abord notre atten­tion par leur charge exo­tique—, ressort un inef­fa­ble sen­ti­ment d’unité. Les signes peu­vent changer, le sig­nifié demeure le même d’une société à une autre. A côté de la représen­ta­tion existe une con­stance, comme si, au-delà des incli­naisons inhérentes à l’espace et au temps, se tenait une volonté d’être, mise au ser­vice d’un accord (peut-être objec­tif, peut-être mag­ique) par lequel tout sem­ble relié. Pourrait-il s’agir de quelque chose d’inaccessible ni par les mots ni par les idées, la seule vérité qu’évoquait Hér­a­clite ou seule­ment de ce quelque chose qu’évoque le philosophe para­doxal (philosophe de tous les dia­logues) Paul Ricœur qui ferait que, par une volonté éthique, l’humain se déclare humain et que, quels que soient son âge, son sexe, sa reli­gion, sa con­di­tion sociale et son orig­ine eth­nique, lui serait dû pour cela un respect incon­di­tion­nel ? Idée ori­en­tale d’appartenance cos­mique d’une rai­son surhu­maine qui trouve ses racines dans la philoso­phie post-socratique grecque ou idée occi­den­tale d’unité uni­verselle de la rai­son humaine qui trouve son terme dans la Déc­la­ra­tion des Droits de l’Homme. Intu­ition con­tre rai­son ? Fac­tiv­ité con­tre fac­tic­ité ? Schopen­hauer sup­pose pour sa part que l’universalité des phénomènes, si divers par la fig­u­ra­tion, a une seule et même essence qui, dans sa man­i­fes­ta­tion la plus appar­ente, porte le nom de volonté. Qual­ité qu’il étend à la total­ité du réel. Elle existe —écrit-il— à un plus haut degré dans le végé­tal que dans la pierre, dans l’animal que dans la plante. C’est ce qu’avait géniale­ment pressenti l’encyclopédiste Denis Diderot en écrivant, sous les Lumières : Qu’importe une forme ou une autre. Naître vivre et passer, c’est changer de forme. Chaque forme a le bon­heur et le mal­heur qui lui est pro­pre […] depuis l’éléphant jusqu’au puceron, depuis le puceron jusqu’à la molécule. Berg­son, pour sa part, par­lera d’une con­science de l’univers : le Grand Vivant dont l’homme serait un avatar. Et Friedrich Niet­zche —penseur, poète et musi­cien— con­cevra que le monde organique, psy­chologique et inor­ganique répond à une seule et même volonté. Ces penseurs nous appren­nent à nous replacer dans l’ensemble de la créa­tion vitale —non seule­ment la diver­sité humaine mais aussi la diver­sité ani­male et végé­tale— et à songer que nous avons quelque chose de com­mun avec le cosmos. »

Absorbés par nos échanges zoologiques nous avions, Félix et moi, sus­pendu notre obser­va­tion des buf­fles et éléphants qui s’étaient dis­per­sés dans la végé­ta­tion selon les jeux du hasard et de la néces­sité. Aussi, c’est avec quelque appréhen­sion, que nous nous enga­geons à tra­vers les hautes herbes rouges pour regag­ner le véhicule. Plongé jusqu’au torse dans cette végé­ta­tion écras­ante, bruis­sante de présences ani­males, je me sens peu à peu gagné par un sen­ti­ment de vul­néra­bil­ité qui me fait mieux saisir pourquoi nos ancêtres simiesques ce sont un jour décidés à adopter la pos­ture ver­ti­cale ! L’imagination a vite fait de manip­uler l’esprit jusqu’à réduire à presque rien notre prestance sapi­enne. Dans ces con­di­tions, on conçoit que le pre­mier des sen­ti­ments qui s’imposa à l’homme, con­fronté à l’hostilité d’un milieu inconnu, dût être l’effroi. Cette stu­peur prim­i­tive, qui nous saisit quand nos pas retrou­vent ceux de nos ancêtres, déclenche un désar­roi pos­si­ble­ment sem­blable à celui qui se trouve être à l’origine du ques­tion­nement ontologique. Cette plongée dans le bush africain peut ainsi être bien plus qu’une sim­ple obser­va­tion du monde sauvage. Mais une expéri­ence dont on sort sen­si­ble­ment trans­formé pourvu que l’on accepte de se dépar­tir de toutes les pro­tec­tions men­tales dont on a pu s’entourer. Ce genre d’immersion dans l’inconnu peut, de la sorte, être vécu comme une aven­ture per­son­nelle per­me­t­tant à cha­cun de se con­naître davan­tage et d’en retirer d’estimables béné­fices. Par­tir en safari est aller tout d’abord à la décou­verte de soi autant qu’à celle des espèces sauvages, en s’impliquant dans le milieu naturel comme acteur autant que comme spectateur.En s’aventurant davan­tage, au-delà des fron­tières de la logique, on pour­rait même voir le safari comme une dis­ci­pline égale à cer­taines con­cep­tions spir­ituelles, visant à révéler la nature même des choses aux­quelles nous par­ticipons et que l’on pour­rait appeler, à l’instar des Anciens, la cer­ti­tude du cœur. N’est-ce pas en cette par­tie enfouie de nous-même que l’on trou­verait la fas­ci­na­tion, quasi insond­able, que l’être humain éprouve face à la vie sauvage ? Et on dira avec Paracelse que la nature n’est que la philoso­phie ren­due vis­i­ble.

« Nous obser­vons partout une même pro­fu­sion de formes comme si un même mécan­isme soulevé par une même humeur était à l’œuvre chez les luci­oles comme dans les étoiles. On peut ainsi affirmer que la diver­sité est l’expression néces­saire de l’universalité et que si l’homme est innom­brable, il aussi unique. Cette diver­sité ne peut être une ques­tion. Moins encore un con­cept. Juste un fait. Qui pour­rait douter que l’homme, être naturel, ne réponde, lui aussi, au principe mosaïque de l’évolution ? Que cha­cun vaille par sa dif­férence, mieux sa sin­gu­lar­ité, s’impose comme une évidence pro­pre au main­tien de la vie. Imbriqué dans les lois uni­verselles, l’individu pos­séderait deux phy­s­ionomies essen­tielles, néces­saires, insé­para­bles et fon­da­tri­ces. Il serait une forme arrêtée dans l’instant —donc une représen­ta­tion— et une volonté d’appartenance —donc une rai­son. La pre­mière aurait pour domaine l’espace, le temps, et par suite, la plu­ral­ité, la sec­onde serait tou­jours une et indi­vis­i­ble dans chaque être perce­vant. Le principe de diver­sité sup­pose ces deux aspects. Sans représen­ta­tion, l’homme ne serait qu’utopie ; sans rai­son, il ne serait que dis­sem­blance. Pour être, la diver­sité a besoin d’un fond com­mun, un drap noir jeté sur l’espace et le temps, duquel elle se dis­tingue et par lequel elle se pro­longe. Mais cette diver­sité resterait bien com­mune si elle n’était sous-tendue par quelque chose de plus pro­fond (une phy­s­ionomie tran­scen­dante ?) qui la révèle et que Berg­son n’hésite pas à nom­mer mys­tique, dans le sens où elle fait appel à une sagesse de type psycho-spirituel. J’ai cru ainsi saisir chez cer­taines per­son­nes des plus sim­ples et dému­nies des regards curieuse­ment chargés d’une sagesse péné­trante, mélange de bonté et de savoir, qui leur don­nait une beauté remar­quable et pro­fonde. Aussi, s’il existe une sorte d’analogie entre les êtres émergeant de la même nuit prim­i­tive, du même mys­tère orig­i­nal, il s’avère que leurs façons de retraduire les néces­sités et les per­cep­tions dif­fèrent. C’est cette simil­i­tude et cette diver­sité que j’ai tenté de mon­trer au cours de mes pub­li­ca­tions et expo­si­tions. J’ai voulu inscrire ces vis­ages dans le sil­lage de ce que dit Merleau-Ponty, quand, arguant que le pro­pre du vis­i­ble est d’avoir une dou­blure d’invisible au sens où il rend présent comme une cer­taine absence, il nous ramène à des pro­pos que, déjà soucieux de faire coïn­cider l’expérience sen­si­ble et l’expérience mys­tique, Nico­las de Cues tenait au milieu du xve siè­cle : Le vis­age des vis­ages —écrit-il dans son De visione Dei— appa­raît d’une manière voilée et mys­térieuse dans tous les vis­ages, mais il n’apparaît sans voile que lorsqu’on pénètre, au-delà de tous les vis­ages, dans un cer­tain silence secret et caché où fait totale­ment défaut ce qu’on peut savoir ou con­cevoir d’un vis­age… l’obscurité elle-même révélant que c’est là que se trouve le vis­age, par-delà tous les voiles. Si, selon leur éduca­tion, bien des per­son­nes prirent pour un égard, un hon­neur ou un amuse­ment d’être prises en photo, d’autres, plus timides ou super­sti­tieuses, red­outèrent que l’appareil ne leur vole leur âme, tel ce sor­cier mursi qui m’a men­acé de sa kalach­nikov pen­sant —rel­a­tive­ment à d’anciennes croy­ances— qu’avec mes réflecteurs, ronds et dorés comme le soleil, je cher­chais à ravir l’âme des vil­la­geoises. Et peut-être n’avait-il pas tout à fait tort ! Car tan­dis que je fixe le sujet, avec une inten­sité com­patis­sante, qua­si­ment amoureuse, je suis tout dis­posé à croire que c’est un peu de ses croy­ances, un peu de ses cou­tumes, un peu de ses humeurs… —lesquelles, en fin de compte, for­ment l’aura spir­ituelle de l’être men­tal— qui pénètrent en moi comme si les couleurs de son âme imprég­naient la mienne (l’inverse étant aussi vrai). »

Je par­cours mes notes tan­dis que nous roulons vers le campe­ment où l’heure du brunch a depuis longtemps son­née. Les fau­teuils de toile brune sont rangés autour d’un feu de bois de plomb qui se con­sume lente­ment, procu­rant une bonne flamme qui a, la nuit durant, tenu les fauves à dis­tance et fait, main­tenant, ron­ron­ner les bouil­loires. Les singes vervets accom­pa­g­nent nos gestes de curieux mou­ve­ments de tête comme s’ils les com­men­taient. Il y a belle lurette qu’ils ont repéré les bis­cuits ! Y a-t-il un mot, dans le lan­gage simiesque, pour dire « gâteau » ? Les singes pos­sè­dent dif­férentes sortes d’appels adap­tés aux cir­con­stances. L’éthologue sud-africain Peter Apps en a noté plus de 36 dont 6 spé­cial­isés pour indi­quer la présence d’un pré­da­teur : hyène, hibou, aigle, ser­pent, léopard ou homme. Cer­tains guides affir­ment que les singes verts peu­vent com­mu­ni­quer avec cer­tains oiseaux ! D’un bond l’un d’entre eux sur­prend une jolie chauve-souris brune qui s’envole de la branche où elle s’était sus­pendue. La mat­inée s’abîme dans la tor­peur. Seuls des écureuils iras­ci­bles se pour­chas­sent fréné­tique­ment d’arbre en arbre. Il est dif­fi­cile de croire qu’il y ait encore aujourd’hui des per­son­nes qui, dans la ligne de Male­branche, Descartes ou Hei­deg­ger, per­sis­tent à voir les ani­maux comme des objets répon­dant à des stim­uli envi­ron­nemen­taux, comme si l’entendement était exclusif à l’humain. Celui qui a un tant soit peu eu l’occasion de s’adonner à l’observation de la vie sauvage sait que seule notre pro­pre défi­cience nous fait voir les ani­maux d’une façon glob­ale. A les étudier plus soigneuse­ment, on con­state que cha­cun d’entre eux pos­sède une indi­vid­u­al­ité, faite d’émotion et de savoir. Pour avoir eu l’opportunité d’observer un peu longtemps des groupes d’animaux, sous les tropiques comme aux pôles, j’en étais arrivé à dis­tinguer les indi­vidus selon leurs car­ac­tères spé­ci­fiques. On sait, depuis peu, que les cel­lules fusiformes qui rem­plis­sent un rôle cap­i­tal dans l’élaboration des émotions ne sont pas le pro­pre de l’homme. Les mam­mifères supérieurs sem­blent avoir la même struc­ture neu­roatomique. Chaque forme de vie pos­sède un car­ac­tère orig­i­nal, une iden­tité pro­pre. Quelque part, un aigle pêcheur lance un cri perçant qui brise les songes.

« A enten­dre Goethe, tout ce qui est extérieur est aussi intérieur. Ainsi la vision ne révélerait pas seule­ment l’aspect visuel des choses, mais ren­seign­erait sur des spé­ci­ficités bien plus sub­tiles, liées au car­ac­tère même des objets. En fait, mon expéri­ence m’incline à croire que les expres­sions mor­phologiques par­lent des incli­na­tions psy­chiques. Cette façon d’envisager les choses, peut pos­si­ble­ment expli­quer pourquoi, entre des cen­taines d’autres indi­vidus, j’en suis venu à m’intéresser à une per­sonne plutôt qu’à une autre, pas for­cé­ment des plus remar­quables, pas for­cé­ment des plus typ­iques, pas for­cé­ment des plus avenantes, mais nim­bée d’un ray­on­nement par­ti­c­ulier qui sol­licita mon regard comme par mag­nétisme, par séduc­tion donc. Force d’attraction sen­si­ble (cor­rélée au corps) ou puis­sance ésotérique (séparée du corps), l’âme ne peut être com­prise qu’en tant qu’expérience per­son­nelle. Elle est semble-t-il un pur ressenti. (Y com­pris si on pense qu’elle n’est rien d’autre que le fruit qu’un proces­sus physico-chimique). Cha­cun pro­jette sur les choses ses pro­pres sen­si­bil­ités, ses pro­pres représen­ta­tions selon les couleurs de son monde intérieur. Que l’âme soit cor­rompue et c’est toute la vision qui s’en retrou­vera trans­for­mée. Cette con­cep­tion de l’univers spir­ituel est suivie par des mil­lions de fidèles jaïns qui con­sid­èrent que l’âme s’altère selon les actes, les paroles, les pen­sées… et prend effec­tive­ment dif­férentes teintes, de la plus claire à la plus noire, pesant ainsi sur le cycle des renais­sances. L’âme pour­rait, suiv­ant cette con­fig­u­ra­tion tout à fait mod­erne, être con­sid­érée comme une pro­duc­tion men­tale, une quan­tité à réaliser, dirait Jung, qui en fait la base de toute con­science. Alors que l’homme s’est gradu­elle­ment départi des spé­ci­ficités les plus enfouies de sa psy­ché, por­teuses de sta­bil­ité, de con­stance et d’universel, pour vivre le morcelé, l’immédiat et l’individuel, on pour­rait se deman­der si sa dépen­dance à la prise de vue —symp­to­ma­tique de ce mode d’être— ne serait pas une façon de com­penser cette perte de repère uni­versel en cher­chant à retrou­ver, à tra­vers le con­sen­sus du divers, des alliances col­lec­tives pour s’ancrer dans l’universel. On pense —entre toutes les images— aux plus con­nues : Mar­i­lyn Mon­roe sur la bouche de métro, lors du tour­nage de Sept ans de réflex­ion ; la mort d’un sol­dat répub­li­cain durant la guerre civile espag­nole, saisie par Robert Capa ; Albert Ein­stein tirant la langue au pho­tographe Arthur Sasse ; l’inconnu face aux tanks de Tianan­men, cap­turé par Jeff Widener, le baiser de l’Hôtel de ville mis en scène par Robert Dois­neau pour le mag­a­zine Life, etc. Voit-on ces pho­tos pour ce qu’elles sont ou à tra­vers la somme des regards qui les ont ren­dues célèbres ? Faut-il dis­tinguer la photo que je regarde, vécue comme expéri­ence directe, de la photo regardée, rap­portée tel un objet extérieur ? La photo serait sub­séquem­ment con­tinue pen­dant qu’on l’observe et dis­con­tinue tan­dis qu’on s’en sou­vient. Peut-être est-ce cette infinité de décom­po­si­tions —réal­isées ou non— qui con­fér­erait à l’image un pou­voir allé­gorique, accorderait au réel une chance de se faire voir. On peut ainsi dire que toute photo ren­ferme une mul­ti­plic­ité (une infinité d’unités). Il sem­ble qu’il s’agisse non seule­ment d’une val­ori­sa­tion quan­ti­ta­tive mais d’un ajout qual­i­tatif pro­pre à struc­turer les indi­vid­u­al­ités autour d’images référen­tielles agis­sant tels des repères uni­versels. Leur notoriété agit comme un liant. »

Les heures de mi-journée ont une valeur quasi séda­tive. Lénifi­antes et savoureuses, paresseuses et fécon­des, elles sont fon­da­tri­ces d’une cer­taine façon de déguster le safari. Aucun mou­ve­ment, ani­mal ou végé­tal, ne sem­ble devoir alors trou­bler l’engourdissement qui saisit la nature. Isolé et inac­tif, comme hors-jeu, en réserve du monde, cer­tain qu’il n’y a rien com­pren­dre, rien à prou­ver, rien à démon­trer mais seule­ment à sym­pa­thiser avec le silence et la quié­tude pour une réno­va­tion igno­rante et intu­itive du monde, j’aime me laisser aller à une con­ver­sion du regard qui, en équili­bre entre le rêvé et le vécu, rap­a­trie le dehors vers l’intérieur. Adossé à mon arbre favori, le cha­peau rabattu sur le front, sans réelle con­science physique, il me sem­ble être à l’unisson des choses sans autre spé­ci­ficité que le sim­ple fait de par­ticiper, inté­gré à la vie comme l’herbe, l’escargot et l’hippopotame. Les mots vien­nent dès lors plus facile­ment pour traduire les sen­sa­tions ressen­ties, les expéri­ences vécues, les sou­venirs prélevés en un tout con­cor­dant comme si l’esprit, plus libre de vagabon­der par un affaib­lisse­ment de l’action, rap­por­tait naturelle­ment au plus proche de soi la fac­ulté de con­naître par la seule émotion pure, cette façon de con­sid­érer la vie à tra­vers le prisme de l’équivoque, de la fragilité, de l’incertitude, de l’inquiétude, de l’incrédulité et pour finir de l’illusion, cette capac­ité à ajouter de la poésie aux choses sans laque­lle tout ne serait que banal, sans valeur, sans saveur, sans intérêt. Pour le meilleur et le pire, nous sommes des ani­maux penseurs. Cette irré­press­ible impul­sion qui me pousse à noir­cir des car­nets d’annotations dérisoires et de cro­quis mal léchés trou­verait moins sa jus­ti­fi­ca­tion dans l’illusion de vouloir retenir le temps que dans la volonté de surligner les événe­ments pour en mar­quer l’importance. Non donc dans une pré­ten­tion hor­i­zon­tale, une durée, mais une réso­lu­tion ver­ti­cale, une fas­ci­na­tion, car in fine la mémoire est moins sen­si­ble à la route accom­plie qu’à l’exaltation de moments. Les sou­venirs que l’on garde sont davan­tage ceux de chocs, d’éruptions, de sec­ousses, de trem­ble­ments et de stupeurs.

« Les con­ver­gences ont fini par imposer aux choses une vision typ­ique, car­i­cat­u­rale, arché­typ­ique. On pour­rait de la sorte con­sid­érer la pho­togra­phie comme une mytholo­gie nou­velle pour être capa­ble de générer une fer­veur col­lec­tive, fédéra­trice de cohé­sion et de partage, autour d’images représen­ta­tives et de fic­tions con­sen­suelles. Il ne s’agit toute­fois pas de rechercher une approche icono­graphique man­i­feste qui exig­erait que tous les regards con­cor­dent à recon­naître la même chose, à se con­fon­dre dans un seul point de vue. Ce qui ne peut évidem­ment —et heureuse­ment— être ! Il s’agirait seule­ment de s’en approcher par un con­sen­sus qui iden­ti­fierait d’autant cette objec­tiv­ité qu’il syn­thé­tis­erait un plus grand nom­bre d’approches. Cha­cun appor­tant son pro­pre point de vue à l’accomplissement d’une image con­ven­tion­nelle de la réal­ité. Il appa­rait claire­ment —con­traire­ment à des idées reçues— que l’appareil pho­tographique ne peut pro­duire d’image objec­tive sinon par la lec­ture con­ven­tion­nelle que lui apporterait une col­lec­tiv­ité de regards. C’est pourquoi il est dif­fi­cile, pour un pro­duc­teur d’images, de franche­ment s’écarter des clichés con­venus sans ris­quer d’être inin­tel­li­gi­ble (les mon­u­ments —Taj Mahal, Cité inter­dite, Col­isée, etc.— doivent être par exem­ple représen­tés sous un cer­tain angle pour être iden­ti­fiés comme tels). Mais c’est bien dans le para­doxe et le remar­quable qu’un artiste existe pleine­ment ! Il agit dans un état pure­ment affec­tif de l’âme qui imag­ine ce que pour­rait être la chose représen­tée au-delà des dimen­sions exprimées. Faut-il aussi dis­tinguer, par la manière d’aborder les choses, ce qui par­ticipe au ren­force­ment du con­venu de ce qui s’active au renou­velle­ment des per­cep­tions. C’est dans l’originalité du regard que se trouve la dis­tinc­tion entre le pre­neur et le faiseur d’images. Si l’acte pho­tographique peut dans un cas être com­muné­ment rap­porté à une con­trac­tion, il doit dans l’autre être davan­tage vécu comme une exten­sion. De plus, si la photo per­met d’ouvrir des brèches dans l’intimité du temps, elle ne per­met pas, pour autant, de le figer. Les images con­tin­u­ent quoi qu’il en soit leur vie indépen­dam­ment de leurs émet­teurs. Comme tout objet, elles subis­sent l’usure des jours, elles s’oxydent et se cor­ro­dent. Mais, ce faisant, pren­nent un aspect plus attachant. Elles s’imprègnent peu à peu d’une sig­ni­fi­ca­tion dis­tincte pour exis­ter bien­tôt par elles-mêmes. Trans­portées de regard en regard, elles sem­blent gag­ner un con­tenu spir­ituel, se charger en sym­bol­ique à l’exemple de ces images religieuses imbibées de magie. Acquérir peut-être une âme qui s’attache à notre âme et la force d’aimer comme le chante Lamar­tine. Ainsi, la photo con­tinue son pro­pre chemin, unifi­ant la frag­men­ta­tion des regards, tis­sant des réseaux de com­plic­ités. Il sem­blerait qu’il n’y ait jamais de photo défini­tive mais seule­ment pro­vi­soire. Nous sommes chaque fois trois —mod­èle, faiseur et regardeur— à con­stru­ire une his­toire orig­i­nale à par­tir d’un témoignage par­ti­c­ulier. Chaque regardeur est invité à une relec­ture de la pho­togra­phie : une sorte de jeu de colin-maillard où il s’agit de saisir le vis­age de l’autre à tra­vers l’image et peut-être de s’y recon­naître. Que les gens qui, com­muné­ment, regar­dent les images d’un œil émoussé par la cou­tume ouvrent soudain les yeux d’une façon qui sort de l’ordinaire, ils trou­veront sub­lime ce qui n’était plus que las­si­tude. Avoir l’esprit philosophique, —dit Schopen­hauer— c’est être capa­ble de s’étonner des événe­ments habituels […], de se poser comme sujet d’étude ce qu’il y a de plus ordi­naire. Sans doute est-ce pour cette rai­son que cer­tains hommes, doués peut-être d’un tal­ent par­ti­c­ulier, ou privés peut-être de cer­taines apti­tudes, préfèrent s’alimenter des muta­tions de la vie et —comme le pré­conise Blaise Pas­cal— con­tem­pler en silence les mer­veilles que la nature lui a don­nées plutôt qu’à les rechercher avec pré­somp­tion. »

L’inaction, la rêverie, la con­tem­pla­tion qu’impose l’heure canic­u­laire ren­voient à un état de médi­ta­tion pre­mière. C’est dans ces moments de con­science quasi sophrologique que l’imagination s’exprime au mieux. Elle livre, alors les images les plus mer­veilleuses, les pen­sées les plus mag­iques. La rêverie diurne n’est pas un état d’abandon mais d’agrandissement. La ges­tion du repos impose une atten­tion soutenue ! Les heures les plus chaudes s’étirent ainsi déli­cieuse­ment, dans une tor­peur con­struc­tive, jusqu’au milieu de l’après-midi, quand la chaleur se dis­sipe et que l’activité du bush reprend peu à peu. Une brise remue un peu les feuilles. Elle porte une odeur de jas­min sauvage. La lumière reprend pro­gres­sive­ment des couleurs. Je repars vers les lieux du kill. Sur l’herbe piét­inée par le pas­sage des éléphants, les scarabées sont à l’action, roulant les déjec­tions encore tièdes en sphères plus volu­mineuses qu’eux, desquelles se nour­riront leurs larves. Par­courir (vrai­ment) un lieu, c’est le laisser entrer en soi par toutes ses ouver­tures sen­sorielles. S’en imbiber. Y adhérer. Sans for­cé­ment vouloir entrer dans des con­sid­éra­tions de type ori­en­tal­iste —qui veu­lent que les formes, les couleurs et les ori­en­ta­tions influ­en­cent directe­ment notre com­porte­ment — , on admet­tra seule­ment que vivre en un lieu, c’est s’exposer à ce qu’il agisse sur notre pro­pre manière d’être. Faut-il aussi aller tou­jours plus loin vers des endroits reculés et moins fréquen­tés pour accéder au meilleur de la nature (dans ce qu’elle peut offrir de plus orig­inel, de plus intime, de plus beau), et en con­séquence, au meilleur de soi. Car il en va de l’exploration du bush comme de celle du men­tal. En se rap­prochant de la source de l’étonnement, on se rap­proche de celle de la con­science. Rechercher le con­tact authen­tique avec son sujet, par­fois au terme d’une longue attente ou d’une longue traque, peut pren­dre une dimen­sion qua­si­ment sym­bi­o­tique pourvu que la dis­po­si­tion psy­chique dans laque­lle on se trouve soit en sym­pa­thie avec ce qui se présente au regard.

« Cer­tain que notre rôle essen­tiel est de nous émer­veiller de l’univers, Louis Pauwels pos­tule : qui a été capa­ble de s’émerveiller, même s’il doit un jour être écrasé par le monde, a su qu’il était utile et bon d’être homme. Ce sont prob­a­ble­ment ces penseurs qui ren­dent la terre hab­it­able. Plus d’une fois, j’ai éprouvé le sen­ti­ment désagréable d’être le dernier témoin d’une tra­di­tion dev­enue hon­teuse au regard même de ses déposi­taires. Cer­taines pho­tos réal­isées il y a seule­ment dix ans et a for­tiori vingt ou trente ne sont plus fais­ables. La ten­ta­tion mon­di­al­iste œuvre vite, gom­mant les par­tic­u­lar­ismes fon­da­men­taux au profit de trompe-l’œil. Les peu­ples doivent-ils s’isoler, se réfugier dans le passé pour sauver leur âme ou au con­traire s’accrocher en remorque à la civil­i­sa­tion en essayant de s’y faire une place avec tous les risques que cela com­porte ? La ques­tion posée par Jean Ras­pail dans son mag­nifique roman, Les Roy­aumes de Borée, sem­ble réglée alors qu’elle est tout juste posée ! La pen­sée entretenue par les Anciens s’est dis­sipée au profit d’une autre déver­sée par des écrans qui se sont répan­dus de manière ful­gu­rante sur le monde. Ils ont essaimé leurs rêves dévas­ta­teurs et per­verti les frag­iles équili­bres tra­di­tion­nels au profit d’inaccessibles mirages. Aussi, je veux affirmer —pour l’avoir tant de fois con­staté— que la joie de vivre n’a pas grand-chose à voir avec le degré de développe­ment économique et que les sys­tèmes (qu’ils soient religieux, poli­tiques, économiques ou sci­en­tifiques) entre­ti­en­nent sci­em­ment et dans leur seul intérêt une con­fu­sion entre qual­ité et niveau de vie. J’ai pu voir com­ment, dans les vil­lages les plus reculés d’Afrique, d’Océanie, d’Asie, d’Amérique latine, l’on appre­nait aux enfants ce que sont les voitures, les télé­phones, les ordi­na­teurs pour —par stu­pid­ité ou par cynisme— les ren­dre dépen­dants de besoins qu’ils ne pour­ront jamais sat­is­faire qu’au prix du déracin­e­ment et de l’asservissement. De la pri­va­tion de leur bon­heur. Le Marché a imposé aux habi­tant des pays riches sa pres­sion de la même manière que les mis­sion­naires ont imposé leur morgue aux “sauvages“. En agi­tant des hochets. Nous sommes tous post-exotiques ! Les sociétés rurales d’Europe d’avant la télévi­sion avaient des cou­tumes d’une richesse com­pa­ra­ble à celles des sociétés prim­i­tives actuelles ! Sous cou­vert de nous ren­dre la vie plus aidée et plus aisée, les nou­velles tech­nolo­gies engen­drent la stan­dard­i­s­a­tion intel­lectuelle, la dére­spon­s­abil­i­sa­tion morale, l’uniformisation sociale soit, en défini­tive, l’amoindrissement de l’humain. Qu’il n’y ait bien­tôt plus de dif­férences majeures entre les peu­ples passerait pour un pro­grès aux yeux de beau­coup ! Tout le monde iden­tique, c’est le rêve de tout total­i­tarisme. Celui que dénonçait Niet­zsche : un monde abouti où chaque homme pensera la même chose, voudra la même chose, éprou­vera la même chose sinon de se retrou­ver dans la mai­son des fous. L’autre est indis­pens­able à notre pro­pre développe­ment… pourvu qu’il ne nous ressem­ble pas tout à fait. Son par­tic­u­lar­isme situe le nôtre. La ligne rigide et prosaïque par laque­lle la nor­mal­i­sa­tion des­sine l’Homme sem­ble moins con­venir à l’expression de son émotion et de son ray­on­nement que celle, sen­si­ble et flex­ueuse, que Léonard de Vinci présen­tait comme l’axe généra­teur de l’individu. »

Au terme de l’après-midi, comme on l’avait sup­posé, les fauves dor­ment toutes griffes ren­trées à l’ombre d’un mopane. Repus. C’est bien ainsi que les lions nous appa­rais­sent le plus sou­vent, moitié herbe, moitié poil, avec peut-être un œil entrou­vert sur le ciel, davan­tage par curiosité que par méfi­ance. Mais tan­dis que je me pré­pare à une longue et fas­ti­dieuse attente en prévi­sion de je ne sais quel événe­ment, voici que soudaine­ment les félins inter­rompent leur repos et, sans même pren­dre le temps de s’étirer comme ils le font habituelle­ment au sor­tir du som­meil, se diri­gent vers la car­casse éven­trée. Les quelques cha­cals qui avaient tenté de s’en approcher s’éclipsent prompte­ment. Je com­prends alors, à enten­dre des jappe­ments comme des ricane­ments mau­vais —que les lions avaient évidem­ment cap­tés bien avant moi— que les hyènes seraient bien­tôt là. L’une, plus noire que jaune, se mon­tre rapi­de­ment de l’autre côté de la pièce d’eau et s’arrête aus­sitôt qu’elle est à décou­vert. Indif­férente à se dis­simuler. La machine à tuer hyèni­forme est bien rodée. Sans par­ler de stratégie, on peut dire que l’animal a bien com­pris que l’union fait la force. Aussi, par un prompt ren­fort, la hyène soli­taire se retrouve à cinq, sept et bien­tôt douze face aux lions paniqués. L’affaire se présente mal pour eux. Il ne s’agit plus de défendre quoi que ce soit de leur butin mais d’échapper à la meute d’assaillantes qui, faces hilares sur crocs blancs, s’approche dan­gereuse­ment. Avec sa démarche con­stipée, son pelage ébou­riffé, ses yeux de folle et ses mœurs dis­solues, la hyène, vic­time de nos dérives anthro­pologiques, est sou­vent asso­ciée aux forces du mal et à la sor­cel­lerie. Peut-être avec quelque rai­son, car ces ani­maux sont aussi fasci­nants qu’impitoyables. Et je ne peux que me réjouir de ce que les lions devenus, pour le coup, plus sym­pa­thiques dans leur rôle de vic­times, puis­sent quit­ter les lieux au plus vite sans autre mal. Le jour épuise ses dernières clartés. Je reste muet et immo­bile, partagé entre fas­ci­na­tion et dégoût, tan­dis que les hyènes se bat­tent furieuse­ment entre elles pour emporter quelque morceau de la car­casse démem­brée. J’aimerais retenir la fuite du soleil, retenir celle de la vie. Quel est ce prodige alchim­ique qui, au soir, trans­mute les herbes en or, cet enchante­ment qui pousse à la spécu­la­tion spir­ituelle. Les hommes ont, de tout temps, dis­tin­gué des lieux chargés d’émotion. Leurs orig­ines sont tou­jours cou­plées avec une sin­gu­lar­ité naturelle avec laque­lle elles font sens. Lieux remar­quables où les esprits sont venus se fixer. Mal­gré l’émergence de sanc­tu­aires, de tem­ples, de cloîtres, de cathé­drales, de basiliques, cer­taines grottes, cer­taines pier­res, cer­taines sources, cer­tains tertres, cer­tains arbres imposent un respect tel qu’on les jur­erait tou­jours peu­plés de forces mag­iques. La nature africaine sem­ble répon­dre à cette très anci­enne règle ani­miste. La splen­deur qui s’en dégage pousse à admet­tre qu’au-delà d’un objet d’agrément, elle soit tenue pour un vecteur de sacral­i­sa­tion. Les pho­tos que j’en tire sont —me dis-j — , tels des ex-voto, des remer­ciements envers ce que le monde offre de réjouis­sant, de touchant ou de beau ; des offran­des pour faire val­oir, au cœur de l’être, la force spir­ituelle qui nous rat­tache peut-être à un opti­mum vital.

« Bien qu’une même lumière sem­ble habiter leurs regards, chercheurs, philosophes, artistes et religieux se dis­putent et s’opposent pour­tant sur ce qui fait l’Homme. Mais c’est cette rel­a­tiv­ité con­fuse, ce ques­tion­nement sur lui-même qui, en défini­tive, fait l’intérêt et la spé­ci­ficité de l’Être. La con­di­tion même de sa survie par la lib­erté qu’il se donne ainsi à se rêver, à se con­stru­ire et à s’accomplir. Le stan­dard ne crée jamais que du nor­matif, forme col­lec­tive toute prête où le divers, le réjouis­sant, le joyeux ne trou­vent pas leur compte. Les sociétés tech­nologiques où l’objectif pré­domine sur le style, où le but s’impose à la voie, créent des spéci­men, indi­vidus sem­blables, for­matés, prêts à l’emploi. Exploita­bles et inter­change­ables. Il est clair qu’aujourd’hui, dans un con­texte cul­turel plané­taire, les modes de vie et de pen­sée s’uniformisent plus rapi­de­ment que jamais. L’impérialisme démo­graphique pousse à la stan­dard­i­s­a­tion. Nor­mal­i­sa­tion qui, à la faveur des pop­ulismes, pré­cip­ite l’humanité vers la médi­ocrité, la dém­a­gogie et la tyran­nie. Et quand bien même pourrions-nous le regret­ter, au nom de quelles valeurs interdirions-nous aux Bush­men de chausser des bas­kets, aux Papous d’endosser des sur­plus améri­cains, aux Him­bas de porter des cas­quettes de base­ball, nous qui avons allé­gre­ment aban­donné nos pro­pres spé­ci­ficités aux charmes du mon­di­al­isme ? Le mal est pour­tant plus pro­fond qu’il n’y paraît car, sous les muta­tions super­fi­cielles, ce sont les fon­da­men­taux moraux qui sont chaque fois remis en ques­tion et, avec eux, toute chance d’évolution sociale authen­tique. Dès lors, l’individu ne perçoit plus les fonde­ments de sa spé­ci­ficité comme des éléments de sa pro­pre nature et se retrouve, de la sorte, dépos­sédé du sen­ti­ment d’appartenance eth­nique. Et les cou­tumes devi­en­nent des corvées, les danses rit­uelles des représen­ta­tions, les objets sacrés des valeurs marchan­des… S’agit-il, au nom de la diver­sité, de préserver les cul­tures col­lec­tives ou de favoriser des épanouisse­ments indi­vidu­els ? S’il est ques­tion de préserver les valeurs tra­di­tion­nelles des sociétés —pas seule­ment trib­ales — , il fau­dra alors se ranger à la solu­tion envis­agée par Claude Lévi-Strauss et fer­mer les fron­tières. Mais s’il est ques­tion d’encourager d’abord les pro­priétés par­ti­c­ulières des indi­vidus, il fau­dra alors écouter ce que dit Jung au sujet de ce qu’il nomme proces­sus d’individuation. La diver­sité se doit de reposer sur ces deux mécan­ismes vivants. Il s’agit à la fois de main­tenir et de con­stru­ire, de préserver et de créer, d’assumer la sin­gu­lar­ité de son être et de son âme dans un rap­port monadique (non dual­iste) à l’âme uni­verselle où s’exprime le sens de l’autre et par lequel la per­sonne humaine accède à sa pro­pre total­ité. Total­ité —ajoute le psy­cho­logue— ouverte à l’infini d’un proces­sus qui pour­rait ne jamais avoir de fin. On ne peut établir de caté­gories… Tout a été mélangé de proche en proche… Et c’est ce mélange qui a donné notre diver­sité géné­tique actuelle, observe André Lan­ganey. Si nous nais­sons dans un lieu spé­ci­fique, dans une cul­ture par­ti­c­ulière, sous des aus­pices dis­tincts, ne sommes-nous pas pour autant “tout pro­grammé“ ? On voudrait croire que ce qui nous grandit nous vient d’un autre mode opéra­toire éloigné des car­ac­tères héréditaires. »

Assis autour au feu de camp, tan­dis que nous nous racon­tons les péripéties de la journée ou con­fron­tons nos idées sur les choses de la vie, un mou­ve­ment fur­tif attire notre atten­tion : un tout jeune impala vient de faire irrup­tion dans le boma et le tra­verse rapi­de­ment sans tenir compte de notre présence, pour aller directe­ment se blot­tir, tout trem­blant, dans l’endroit le plus reculé et le plus som­bre de l’enceinte. Des jappe­ments s’ensuivent bien­tôt. Au pas du campe­ment, des chiens sauvages que l’on nomme chiens peints ou lycaons aboient, glapis­sent, éructent, gueu­lent à qui mieux mieux sans toute­fois s’autoriser à dépasser la lim­ite entre leur monde et le nôtre comme s’ils la con­nais­saient instinc­tive­ment. Le tohu-bohu dur­era longtemps, s’apaisant par­fois comme si les chiens aban­don­naient la place et reprenant de plus belle avec une fougue obstinée si bien que nous ne faisons bien­tôt plus atten­tion à leur manège jusqu’à ce qu’un étrange silence, plus trou­blant que les aboiements, s’installe à nou­veau sur le bush. Apaisée, ras­surée, l’antilope, se décide à quit­ter son abri. Notre rôle n’était pas de l’en empêcher. S’il est une loi chez les rangers, c’est bien de ne jamais inter­férer dans les affaires de la nature. Mal lui en prit, car à quelques pas de là, un chien resté en embus­cade, s’abat sur elle et la tue net. Il n’y touche pour­tant pas immé­di­ate­ment mais émet des jappe­ments qui font venir les autres mem­bres du clan. Les plus âgés s’effacent pour laisser s’alimenter les plus jeunes. Mais les choses ne devaient pas se passer si sim­ple­ment. A peine les adultes avaient-ils com­mencé à goûter à leur proie que les hyènes sur­gis­sent brusque­ment des bois, pous­sant des cris gut­turaux et effrayants, qui sem­blent être la voix même des ténèbres. Il s’ensuit une lutte con­fuse que nos torches ne parvi­en­nent pas à saisir tout à fait. Mais les chiens bien­tôt dépassés par la furie des hyènes doivent se résigner à céder la place. Je savais, comme cha­cun, que la vie engage la mort. Pour­tant, quelque part du côté du ven­tre, une sourde inquié­tude s’était trans­for­mée en malaise, évoquant grossière­ment le trou­ble que j’avais un jour éprouvé face aux chairs vives, retournées, des tableaux de Bacon. Curieuse sen­sa­tion où se mêlent extérieur et intérieur, con­for­mité et dif­for­mité, présence et absence… de façon si con­fuse que seule l’étrangeté y trouve son compte.

« Une force énig­ma­tique élève l’individu de l’état de créa­ture à celui de créa­teur. Con­cept d’énergie psy­chique que l’on retrouve partout —qu’on l’attribue à la libido ou à la force de l’âme, dit Jung. Ainsi la comédie humaine qui veut qu’il n’existe aucune vérité et que tout soit relatif à l’instant puis­era sa con­clu­sion chez Pro­tago­ras par la célébra­tion de l’homme sin­gulier, mesure de toutes choses, de celles qui sont, qu’elles sont, de celles qui ne sont pas, qui ne sont pas. Nous avons vu que toutes choses passent, insai­siss­ables dans leur imper­ma­nence, incom­préhen­sives dans leur sig­ni­fi­ca­tion. Nous avons vu que le fonc­tion­nement psy­chique ne répond ni à l’exactitude ni à l’universalisme. Nous avons vu que la vie est un prêt et qu’il nous fau­dra la restituer. Et nous avons vu aussi à quel point il est mirac­uleux d’être ce que l’on est ici et main­tenant. Si nous savons que le monde n’est que représen­ta­tions, que seule la con­science donne une réal­ité aux choses, que tout tient en fin de compte dans l’interprétation des événe­ments, si nous savons que l’homme est son pro­pre critère aux con­fins des occur­rences, que son monde est à la mesure de son imag­i­na­tion, gon­flé de promesses encore pleines de mys­tère, si nous savons que la vie est com­posée d’instants emboîtés dans les sphères de la mémoire, qu’elle n’est pas chose linéaire mais s’étire ou se rétracte selon l’intensité du vécu, nous savons encore que la façon la plus effi­cace de ruser avec le temps est de pren­dre refuge dans l’intensité du moment, dans l’énergie de l’attention, dans l’immersion en la créa­tion. Nous savons finale­ment que notre capac­ité à saisir le bon­heur dépend de notre atti­tude à voir le monde, à le réin­ven­ter quo­ti­di­en­nement, à s’en éton­ner à chaque instant, à s’en délecter sous ses moin­dres formes et sous toutes ses propo­si­tions. En cette péri­ode de com­plai­sance neurasthénique et d’acrimonie belliqueuse où le mal-être et la mau­vaise humeur sem­blent affecter les fon­da­men­taux, des valeurs tra­di­tion­nelles jusqu’à l’essence du moi, l’image s’impose comme un outil de com­mu­ni­ca­tion et d’intégration, un appareil d’ajustement et de val­ori­sa­tion, un mécan­isme de défense con­tre les préjugés et les défi­ances. Mieux que les mots, l’acte pho­tographique per­met d’entrer en con­tact direct avec les choses. Il est pra­tique plus que théorie. Il est manière de vivre. Il est exer­cice spir­ituel en cela qu’il pousse à l’observation, à la con­cen­tra­tion, à la con­tem­pla­tion et con­séquem­ment à une sat­is­fac­tion pais­i­ble et réjouie. »

Allongé sur le lit de camp, tan­dis que la nuit résonne de rumeurs indis­tinctes, je laisse —peut-être pour me ras­surer— par­ler mon dic­ta­phone. Je revis­ite les moments de la journée enreg­istrés au gré de mes ren­con­tres : la con­fronta­tion avec un ani­mal ou avec une idée. Eton­nements, sen­sa­tions, obser­va­tions, délires… con­signés pêle-mêle sans souci de con­ve­nances ou d’obligations, sans tout ce qui prive ordi­naire­ment de la pos­si­bil­ité de con­sid­érer les choses en dehors des cadres et des modes. S’exprimer libre­ment ne va pas de soi, même quand il s’agit de s’adresser à une machine ! Il faut déjouer les influ­ences, ruser avec la rai­son, duper les procédés… c’est dire leur­rer l’individu mal­hon­nête, vautré dans les habi­tudes et les pré­sup­posés, qui ori­ente le quo­ti­dien vers l’autocensure. Etat priv­ilégié que seuls per­me­t­tent les moments d’isolement extrême, coupé de toute oblig­a­tion, de toute diver­sion, de toute pres­sion. Je pense aux ana­chorètes, aux ermites, aux prophètes… à tous les retranchés soli­taires qui com­mu­niquent directe­ment avec le Mys­tère et dont par­fois, plongé dans la nature, moitié esprit, moitié sys­tème, je m’imagine pré­somptueuse­ment un tant soit peu proche. J’inspire pro­fondé­ment. Je ressens mon ven­tre se gon­fler de vapeurs noc­turnes. Cela me ras­sure. Je suis en vie ! Respirer, marcher, sen­tir, voir… —ce que nous faisons habituelle­ment par automa­tisme— ne reti­en­nent jamais tant l’attention que lorsque l’on se sent men­acé d’en être privé. Que ne nous apprend-on pas à prof­iter des formes fon­da­men­tales du bon­heur, à célébrer le souf­fle de vie qui anime cha­cun de nos mou­ve­ments, à déguster l’existence dans ses plus sim­ples expres­sions. Ici, à cette heure avancée de la nuit, chaque bruit, chaque geste, chaque pen­sée prend des pro­por­tions insoupçon­nées. Le craque­ment des branches que méthodique­ment brisent les éléphants, un orage. Le lit qui crisse sous chaque mou­ve­ment, un effon­drement. Le vent qui gon­fle la mous­ti­quaire, une tor­nade. Toute cette diva­ga­tion qui dilate l’espace, à la mesure de mes visions rêvées, m’emporte dans des pro­fondeurs équiv­o­ques où mon corps chavire et s’absente pour rejoin­dre un monde de fig­u­ra­tions où le vécu se dis­sipe pêle-mêle dans l’étrange et le saugrenu. Moment mag­ique et insai­siss­able dont il restera la frus­tra­tion de n’avoir pu con­server la vision schiz­o­phrénique. Pour­tant, il se peut que par­fois un mot, réson­nant sin­gulière­ment, per­cute l’attention et déchire la rêverie pour offrir à la con­science une image très nette et très forte qui s’impose un instant comme une réal­ité pal­pa­ble avant de vac­iller et de som­brer dans les abîmes neu­ronaux. Sorte de présence absente que quelques poètes ont pu capter mais qui est ordi­naire­ment impéné­tra­ble tant on sait que penser que l’on pense trou­ble la pen­sée même. Je me sou­viens de ce que Molokosa, la chamane xhosa, m’avait con­fié. Si les désirs, les con­trar­iétés, les angoisses l’encombrent, l’âme ne pourra jamais accéder aux plus pro­fondes visions des espaces “autres“. Les rêves (ceux atem­porels du som­meil para­doxal), on peut les vis­iter, on ne peut les pos­séder. S’alléger pour s’élever ! Cela va à con­tre­courant de l’éducation occi­den­tale qui pousse à encom­brer le vis­i­ble d’objets et l’invisible de préoc­cu­pa­tions. Cette pré­dom­i­nance de la surabon­dance sur le dépouille­ment, de l’analyse sur l’émotion, de la sévérité sur la grâce, nous gâche la vie telle quelle. Le vent s’est levé, puis­sant et désor­donné. Il porte des odeurs de terre mouil­lée et des cris d’animaux inqui­ets. Immo­bile, replié dans mon duvet avec tout juste un œil qui en dépasse, mode croc­o­dile assoupi, j’entends vague­ment le “dictat-phone“ qui imper­turbable­ment débite son dis­cours d’une voix étrange qui fut la mienne mais sem­ble main­tenant appartenir à une con­science étrangère et loin­taine. Une forme d’expression suff­isante qui me trou­ble. Je conçois con­fusé­ment com­bien chaque idée est un fardeau, chaque affir­ma­tion un péché d’orgueil.

« Les qual­ités de bien­veil­lance, de disponi­bil­ité, d’empathie qu’il m’a fallu dévelop­per pour franchir les bar­rières de sus­pi­cion qui, dans mes reportages en pays loin­tains, fai­saient de moi l’étranger, le sus­pect, l’indésirable —celui qui ne ressem­ble pas— pour­raient devenir demain des con­di­tions néces­saires à la survie de notre monde. Face aux défer­lantes démo­graphiques qui risquent de nous emporter dans le tour­bil­lon des con­fronta­tions religieuses et sociales qui ne man­queront pas de s’ensuivre, il nous fau­dra appren­dre à nager autrement dans un monde dont nous ignorons encore toutes les com­plex­ités mais dont les con­tours, esquis­sés par les grands change­ments économiques, cli­ma­tiques, poli­tiques sont déjà per­cep­ti­bles. Nous pressen­tons qu’il nous fau­dra —à moins de verser dans des con­flits hasardeux— recourir à une autre forme d’intelligence, plus chamar­rée et plus réjouis­sante, une intel­li­gence plurielle dont Fabi­enne Bernard[i] a dess­iné les con­tours. En défini­tive, il s’avère essen­tiel de remet­tre l’homme dans une dimen­sion humaine — non seule­ment une économie à sa portée mais un esprit à sa mesure. Non au sein d’un sys­tème ver­ti­cal qui lui échappe et qui l’oppresse mais au cœur d’un mode de com­mu­ni­ca­tion hor­i­zon­tal qui le val­orise et l’épanouit. Chaque homme a besoin d’être entendu, d’être regardé, d’être accom­pa­gné… L’humanisme n’est, en fin de compte, rien d’autre que la sym­pa­thie qu’un homme porte à un autre homme (vertu que l’on pour­rait aussi nom­mer respect ou com­pas­sion ou fra­ter­nité). Il suf­fit d’un regard, d’un geste, d’une parole pour que spon­tané­ment se dégage une intel­li­gence par laque­lle nous ressen­tons, une sol­i­dar­ité, une appro­ba­tion, une util­ité d’être. Il ne s’agit pas néces­saire­ment d’affection ou d’attachement. Juste d’entente. Cha­cun peut, par cette atten­tion par­ti­c­ulière à l’autre, peser sur le com­porte­ment général jusqu’à en méta­mor­phoser le car­ac­tère. Je me sou­viens de ce clochard phénomé­nal, philosophe excen­trique, qui bat­tit les pavés de Saint-Germain-des-Prés jusqu’à sa dis­pari­tion en 1999. Sa folie déguisée dénonçait notre folie authen­tique. Aguigi Mouna fut la démon­stra­tion vivante de ce que la fan­taisie vagabonde d’un seul homme peut con­fon­dre l’affectation con­trainte d’une société. Cette pra­tique domes­tique d’assainissement doit se com­pren­dre non seule­ment comme une vertu thérapeu­tique mais comme un exer­cice de sol­i­dar­ité dans l’esprit d’une stratégie glob­ale d’affranchissement, riche de vital­ité éthique et d’élévation spir­ituelle. Tan­dis que —sous cou­vert d’égalité, de sécu­rité, de rentabil­ité — , la machine uni­for­ma­trice tend à imposer à l’humain ses normes réduc­tri­ces, le con­traig­nant à l’obéissance, l’obligeant à la nor­mal­ité, le pres­sant à l’efficacité, le réduisant in fine à une banale marchan­dise, une telle démarche fait plus que jamais sens. Cha­cun doit être libre de pour­suivre son bon­heur, ou pour le moins son développe­ment har­monique, comme il l’entend en dépit des plus extrav­a­gantes ten­ta­tives d’alignement géné­tique et d’abrutissement tech­nologique qui sous pré­texte d’augmenter l’individu ten­dent à le détru­ire. Je veux croire que le sens de la vie humaine ne se tient pas dans le pro­grès illu­soire de l’espèce —foules manip­ulées par des pou­voirs abusifs — , mais dans la pos­si­bil­ité pour cha­cun, en tous lieux, de réaliser son human­ité, même impar­faite­ment, même mal­adroite­ment, à tra­vers la beauté, la sen­si­bil­ité et la créa­tiv­ité. Car il n’est nul besoin de surhommes, de meneurs ou de héros, mais seule­ment d’hommes, cha­cun avec ses faib­lesses, ses doutes, ses tra­vers qui font de lui un homme d’exception. »

Le froid transperce mon duvet. Je tire une cou­ver­ture par-dessus, sus­pend la course du mag­né­to­phone et ferme les yeux sur des images ressas­sées. Je repense aux voy­ages, à ces années passées à par­courir le monde pour ten­ter d’en capter les mul­ti­ples vis­ages, à la somme mon­strueuse de clichés que j’en ai retiré, aux illu­sions qui ont pu nour­rir mes représen­ta­tions du vis­i­ble. Je n’aurais, en fin de compte, été qu’un voyageur igno­rant et truqueur. Igno­rant pour avoir si peu retenu de la vie, truqueur pour avoir priv­ilégié l’illusion. Rien en somme de bien remar­quable. Je m’en suis, comme cha­cun, tenu à des chimères. Entre doute et cer­ti­tude, j’aurais vécu en faisant sem­blant. Sem­blant de croire, sem­blant d’adhérer, sem­blant d’espérer… Pour exprimer une volonté d’être, comme s’il était pos­si­ble d’exister raisonnable­ment de façon accom­plie et sig­ni­fica­tive. Con­damnés à l’à-peu-près, nous vivons dans un trompe-l’œil généré par l’artifice et le préjugé. Avec seule­ment le diver­tisse­ment pour corol­laire. Sec­oué par ces pen­sées, fris­son­nant dans la nuit glacée, je mesure toute l’extravagance de la course à laque­lle nous par­ticipons, naïfs de croire que nous pour­rions en sor­tir vain­queurs. J’ai envie de hurler comme par­fois le font les hyènes dans la nuit pour seule­ment peut-être se soulager de la malé­dic­tion de n’être que hyène, comme j’ai honte à cer­taines heures d’appartenir à cette espèce ani­male dou­teuse, hybride et sou­vent mon­strueuse qui asservit, con­traint et détruit. A croire que, par une malé­dic­tion suprahu­maine, un phénomé­nal mou­ve­ment de bal­ancier pousse régulière­ment l’homme de pul­sion de créa­tion en pul­sion de destruc­tion, de pul­sion de réu­nion en pul­sion de dis­per­sion, de pul­sion d’expansion en pul­sion de rétrac­tion. Comme si, allant trop loin dans une direc­tion, il se heur­tait à une mem­brane invis­i­ble qui le ren­voy­ait vers la ten­dance opposée. Trop de ges­tic­u­la­tion, de gaspillage, de con­fu­sion con­duit man­i­feste­ment à une désor­gan­i­sa­tion ravageuse. Faudrait-il savoir rester en place, cesser d’accumuler, cesser de pro­duire ? Vu qu’il est néces­saire, dans une logique de pro­duc­tion, de faire pour obtenir en retour, il suf­fi­rait, dans celle du non-agir sim­ple­ment de voir clair pour accueil­lir l’existence dans toute sa beauté immé­di­ate. Je repense à Sean O’Connell, le per­son­nage mythique de Ben Stiller dans La Vie rêvée de Wal­ter Mitty qui, alors que le tigre blanc qu’il a recher­ché durant toute une vie s’encadre dans son viseur, s’abstient de déclencher l’obturateur de son appareil pour mieux jouir de l’intensité du moment. Savoir s’abstenir ! Cesser de vouloir main­tenir, pour enfin inté­grer pleine­ment le monde ! Dépasser la per­cep­tion util­i­taire pour s’élever à une per­cep­tion dés­in­téressée, afin que s’installe une con­jonc­tion favor­able à l’émergence d’une sérénité créa­trice exempte des vaines inter­ro­ga­tions et des fâcheuses inquié­tudes per­me­t­trait sans doute de voir la vie se dévelop­per au présent avec la légèreté que requiert le bon­heur. Et si le verbe voir embrasse le verbe aimer —comme le spécule Nico­las de Cues — , il faudrait ten­ter d’aimer le monde, de l’aimer et de s’en sat­is­faire tel qu’il se présente.

Je sais que cela va à contre-courant de la spé­ci­ficité humaine par laque­lle les pre­miers êtres ont tiré leur état d’homme. La quête du pourquoi est con­sti­tu­ante. Con­sti­tu­ante et trou­blante. Con­sti­tu­ante et aven­tureuse. Con­sti­tu­ante et dan­gereuse. Mais —fatale­ment— il faut bien s’occuper… en atten­dant les lions.



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